Extrait :
Extrait de l'avant-propos de Frédéric Baleine du Laurens, Directeur des archives diplomatiques
L'exposition Intelligentsia a été conçue pour clore l'année «France Russie 2012, langues et littératures» mise en oeuvre par l'Institut français. Avec plus de soixante-dix manifestations dans les deux pays, cette année a prolongé, dans les échanges littéraires et linguistiques, l'Année croisée France-Russie 2010.
L'exposition est accueillie à Paris à l'École nationale supérieure des beaux-arts avant de l'être, d'ici à quelques mois, à Moscou au siège des Archives d'État de la Fédération de Russie. Le choix de l'École nationale supérieure des beaux-arts, lieu emblématique du coeur de Paris, connu pour ses riches collections et ses très belles expositions, prend tout son sens dans la mesure où Intelligentsia présente non seulement des documents et des livres liés à des écrivains et des penseurs de nos deux pays mais aussi des oeuvres d'artistes qui ont nourri le dialogue des Français et des Russes au XXe siècle.
On sait combien les relations intellectuelles entre la Russie et la France furent intenses dès le milieu du XVIIIe siècle. Il suffit pour s'en convaincre de relire la savante préface d'Hélène Carrère d'Encausse à l'édition d'un livre écrit par Catherine II elle-même en 1760 (L'Antidote) en réponse au Voyage en Sibérie publié deux ans auparavant par l'abbé Chappe d'Auteroche. Le XIXe siècle ne fut pas moins riche d'influences réciproques et de voyages croisés. D'une certaine façon, le siècle le plus proche de nous reste le moins bien connu : que s'est-il passé entre nous à partir de 1917 ?
Intelligentsia vise à donner à cette question des éléments de réponse en illustrant le fait paradoxal que les échanges d'idées, les projets littéraires, les entreprises éditoriales entre Russes et Français n'ont jamais cessé dans la période soviétique, même aux pires moments de crise entre nos deux pays. La relation des Russes et des Français dans le domaine littéraire et intellectuel resta intense en dépit des circonstances terribles qui auraient pu séparer définitivement les uns des autres : une révolution qui bouleversa le cours de la Première Guerre mondiale avant de secouer l'Europe puis le monde entier, une rupture des relations diplomatiques entre nos deux pays pendant de longues années, un entre-deux-guerres marqué par une crise économique majeure à l'Ouest et la montée du stalinisme à l'Est, la Seconde Guerre suivie de la Guerre froide, les tensions accompagnant la décolonisation et tant d'autres circonstances adverses à peine tempérées, sur la fin de cette période, par la préparation et les suites de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE).
L'exposition n'embrasse pas tout le XXe siècle. Deux dates marquent ses extrêmes. Le point de départ en est 1917, année des deux révolutions russes et charnière dans l'histoire de l'Europe comme l'a montré la très belle exposition récemment présentée au Centre Pompidou-Metz. Le choix de l'année 1991 s'explique tout simplement parce qu'elle fut celle de la fin de l'Union soviétique.
Pendant cette longue période, le poids de la propagande et de la contre-propagande, des a priori idéologiques, des positions doctrinales et des impératifs diplomatiques fut, on le sait, considérable, occultant souvent la critique purement littéraire et rendant confuse la lecture des événements. J'en prendrai pour exemple, au milieu des années 1960, la polémique suscitée par l'attribution du prix Nobel de littérature à Mikhaïl Cholokhov, décision qui fut accueillie en France avec beaucoup d'ironie même de la part de ceux qui n'avaient pas lu Le Don tranquille, la polémique redoublant peu après à l'occasion du procès mené contre Siniavski et Daniel, dont la lourde sentence souleva en France un torrent de protestations.
Force est de constater que, dans cette longue période, les relations des écrivains et des intellectuels russes et français s'établirent généralement loin des honneurs et plus souvent en dehors des appareils d'État qu'avec leur aide, comme le montre la longue cohorte des exilés, des réfugiés, des opposants et des dissidents. L'exposition en rend compte par des témoignages poignants.
Tous les destins ne furent pas aussi cruels, certains des exilés russes devinrent des écrivains français couronnés par le succès, l'exemple le plus connu étant celui d'Henri Troyat, né à Moscou d'origine russe, géorgienne et arménienne, auteur de plus de cent romans qui firent connaître la Russie à des millions de lecteurs français - il pouvait se flatter, à la fin du XXe siècle, d'être l'écrivain le plus aimé des Français. C'est Henri Troyat qui remit en 1991 son épée d'académicien à Hélène Carrère d'Encausse, aujourd'hui Secrétaire perpétuel de l'Académie française, en rappelant les origines russes et géorgiennes de sa famille et en observant : «C'est trop peu de parler, en ce qui vous concerne, d'une double culture. Il s'agit d'une manifestation plus importante et plus mystérieuse : une sorte de faculté de l'âme qui invite une même personne à se sentir à la fois d'ici et d'ailleurs».
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