Extrait :
Qu'il soit précisé que le texte ci-après ne cherche pas à rivaliser avec les biographes scrupuleux de Jacques Brel dont les ouvrages m'ont éclairé. Que leurs auteurs en soient remerciés. Ce texte évoque juste la tentation d'un personnage romanesque qui ressemblerait plus ou moins à Jacques Brel. Ce qui au fond n'a aucune importance : son oeuvre suffit à dire l'homme véritable. Bien entendu, le narrateur de ce voyage n'a jamais existé.
J'avais cinq ans, pas loin, quand Jacques Brel, le dernier jour où il travaillait chez son père, à la cartonnerie Vanneste et Brel, m'a donné son vélo avant d'attraper un train vers Paris. Je ne savais pas qu'il m'offrait un cheval ! Longtemps j'ai été trop petit pour mettre le pied à l'étrier, ensuite dompter la bête, tenir en selle sans qu'elle se dérobe et m'envoie valdinguer, j'ai vite lâchement renoncé à l'apprivoiser, et puis j'ai eu l'âge de bomber le torse devant les filles dans le tram, de les attendre avec des lilas, j'ai désiré des autos... Mon canasson d'acier a rouillé au garage. Mais aujourd'hui, sur mes soixante printemps, mon bidet grinçant, rebichonné de frais, je vais l'enfourcher : lui seul, pas un avion, pas un bateau, est capable de me mener au pays des chimères du grand Jacques. Je pars à la rencontre de ses moulins, de ses géants, en quête des frontières toujours reculées du désir d'un don Quichotte... Ma cuirasse de cycliste, mon casque, et en selle ! A dire le vrai, ma bécane est une vieille jument. Rossinante. Comment voulez-vous que je l'appelle autrement ?
Peu importe qui je suis, moi. Ce que j'ai fait de ma vie n'intéresse «fi» personne. Sinon qu'il l'a accompagnée, Jacques, cette vie que j'ai un peu usée au contact d'artistes, de comédiens, d'écrivains, juste pour devenir un homme ordinaire, avec des souvenirs. Des vrais et des que je peux me fabriquer en route, là où je croiserai l'ombre de Brel... Mon père était gardien ou quelque chose, il surveillait les vélos des ouvriers, les rares autos, faisait concierge en somme aux cartonneries, rue Verheyden, où j'allais l'attendre après ma petite école. Comme son frère aîné, Pierre, Jacques venait en voiture, bien sûr, souvent la Studebaker paternelle, mais un jour il avait oublié là un demi-course à pneus demi-ballon, et j'ai souvenance de lui, en 1953, ce Flandrin lustré à fine moustache de caballero, au moment de dire adieu au service commercial, abandonner le carton-pâte et les faux-semblants petits-bourgeois, déchirer les emballages de la vraie vie, prendre congé des obscurs employés, de papa, s'en aller faire le chanteur en France, j'ai le souvenir de Jacques tout souriant de toutes ses grandes dents, tiens mon ketje, je te lègue ma bicyclette, plus tard tu pourras aller dans la lune avec ! Maintenant, oui, je peux. L'ai-je seulement vu ce soir-là, est-ce qu'il a eu ces mots, est-ce que je l'ai cru, à l'époque ? Si c'est pas sûr, c'est quand même peut-être... Et ça suffit pour tremper un rêve de gosse qui m'a duré toute la vie. Et retourner sur les chemins réels de la légende.
Parce que Jacques a transformé les lieux par ses chansons, au moins autant que par sa présence vive. On ne peut plus voir un canal sans penser qu'il songe à se pendre, la place de Brouckère sans chercher l'omnibus, une gargouille sans avoir peur qu'elle décroche un nuage et Amsterdam sans chercher dans sa poche une pièce en or qui paiera la vertu d'une dame. Et si je pouvais, j'établirais un guide des mirages bréliens, plus exact qu'une géographie approximative de sa vie.
Biographie de l'auteur :
Michel Quintest né en 1949 dans le Nord-Pas-de-Calais. Après des études de lettres classiques, il obtient une maîtrise d'études théâtrales. Professeur de français puis de théâtre, il commence l'écriture par du théâtre pour «Théâtre ouvert» puis «France Culture». Fasciné par les moments forts où tout devient possible, où se révèlent le pire et le meilleur, il publie régulièrement romans, nouvelles et polars. En 1989, il obtient le Grand Prix de littérature policière pour «Billard à l'étage» adapté par la suite à la télévision. Mais, c'est la parution d' «Effroyables jardins» en 2000 qui va le rendre célèbre.
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