Extrait :
Préface de Didier Nordon
Du jeu dans les idées
Jouer avec une idée, c'est la prendre au sérieux sans se prendre au sérieux.
Par «jouer avec une idée», j'entends : l'expérimenter dans des contextes étrangers à celui où elle a été énoncée ; ne pas la laisser aux mains d'une orthodoxie; si elle est comique, chercher en quoi elle donne à réfléchir ; si elle est sérieuse, ne pas craindre d'y dénicher un aspect cocasse ; tester sa résistance : a-t-elle assez de ressource pour se défendre dans l'adversité ? La fécondité d'une idée se mesure à la variété des aventures auxquelles elle se prête. Aller à contre-idées n'est en rien «être contre les idées», mais observer l'effet obtenu en les bousculant.
Une idée n'est jamais une expression exacte et sans appel. On y trouve des zones d'ombre. Comme un mécanisme mal ajusté, elle présente du jeu. Et ce jeu-là incite à la gauchir pour pratiquer le jeu prôné ci-dessus. Une idée n'a d'existence que dans les altérations qu'elle subit en passant de tête en tête. Le jeu des idées est un jeu de massacre permanent. Chaque participant, à la fois coupable et victime, y connaît le plaisir d'être voleur en toute légalité : si je m'empare d'une idée et la conduis là où son à contre-idées auteur n'avait pas imaginé, elle devient mienne. Mais le voleur sera volé à son tour. Mes idées, reprises par un troisième larron, en susciteront d'autres, auxquelles je ne m'attends pas, et qui pourront aussi bien me navrer que me combler.
Ainsi, jouer avec une idée est une tentative pour l'enrichir, donc la prendre au sérieux. Mais cela ne mène pas à se prendre au sérieux. Se prend au sérieux celui qui, surestimant sa maîtrise sur le cours des choses, pense que ses interventions auront les conséquences qu'il a voulues et prévues. Au contraire, celui qui a conscience que, sitôt émise, une idée est happée dans un jeu dépourvu d'arbitre, au cours duquel des gens infiniment divers l'emmènent vers des directions impossibles à anticiper, celui-là ne peut que garder de la distance sur ses propres convictions : si elles gagnaient d'autres esprits, elles n'y engendreraient peut-être pas ce qu'il souhaite.
Jouer avec les idées présente des dangers - comme tout jeu. Oublions ici celui des délires idéologiques qui ne nous saisissent que trop souvent. Reste le danger des contresens. Il en est de féconds, il en est aussi de stupides. Au lecteur déjuger si les pages que voici (choix de chroniques parues dans le mensuel Pour la Science) évitent ce travers.
Présentation de l'éditeur :
Les dernières chroniques de Didier Nordon réunies dans ce nouvel ouvrage
Trouver du comique dans une idée sérieuse (et inversement), du local dans une idée générale (et inversement), de l'absurde dans une idée sensée (et inversement), de l'esprit littéraire au sein des sciences (et inversement)... Aller à contre-idées n'est pas être contre les idées, mais tenter d'élargir leur spectre. C'est participer du jeu de massacre permanent qui veut qu'une idée ne soit à peu près jamais comprise de la façon escomptée par son auteur.
Didier Nordon, mathématicien et philosophe
Didier Nordon a enseigné les mathématiques à l'Université de Bordeaux 1. Il s'intéresse aux relations entre sciences et société.
Dans ses billets d'humeur qu'il publie chaque mois dans la revue Pour la Science, Didier Nordon s'ingénie à bousculer les idées reçues et tout ce qui semble évident et... qui ne l'est pas. Un recueil décapant.
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