Extrait :
Extrait de l'introduction de Camille Dumoulié
POÉTIQUES DU SUJET
La question du sujet semble appartenir en propre à la philosophie et aux sciences humaines. Et ces dernières années ont vu un renouveau des études consacrées à l'histoire et à la genèse de la notion de sujet. Or, elles montrent que, dans la philosophie même, l'élaboration de ce concept a pris un tour bien littéraire. Depuis les dialogues platoniciens qui dressent le plan sur lequel viendra s'inscrire la notion moderne de sujet, jusqu'à l'invention du Cogito cartésien et à ses déconstructions postmodemes, ce sont autant d'histoires, de stratégies, de mises en forme qui constituent une véritable poétique, entendue comme construction et création esthétiques. L'enquête qu'Alain de Libéra mène au coeur des débats scolastiques est digne d'un roman policier, avec ses suspects, ses coupables, ses traitres et ses retournements de situation. Comment celui qui était jeté dessous : l'hypokeimenon, la substance passive, se retrouve-t-il projeté dans la position la plus éminente d'agent de l'action ? Par combien de transpositions métaphoriques, de coups de théâtre et de jeux de masques sont passées les métamorphoses du sujet ? L'un d'entre eux est justement la notion de persona, qui désigne le masque avant même la personne. Tout porte à le penser : le sujet philosophique lui-même - s'il existe dans cette pureté quelque peu mythique - est un événement poétique.
Mais par ailleurs, lorsque Lacan veut donner figure au sujet de l'inconscient, il en cherche les traits dans les grands textes littéraires, allant jusqu'à affirmer : «Que sont donc les grands thèmes mythiques sur lesquels s'essaient au cours des âges les créations des poètes, sinon de longues approximations par quoi ils finissent par entrer dans la subjectivité, dans la psychologie. Je soutiens sans ambiguïté que les créations poétiques engendrent plus qu'elles ne reflètent les créations psychologiques.» C'est dire que la littérature, à travers l'expérience poétique, la fiction et le dialogisme romanesque, par l'écriture de soi et la fabrique des personnages, dans la dramaturgie du tragique, de la fureur ou de l'absurde, fut, tout autant que la philosophie, et peut-être même, avant elle, le champ d'élaboration poétique du sujet, la scène de ses exploits, de ses échecs, de ses illusions perdues. Reste à savoir s'il s'agit du même sujet, ou encore si la littérature ne tend pas au sujet philosophique un miroir de sorcière où il se contemple au risque de perdre son âme.
Telle fut la problématique proposée dans le cadre d'un séminaire de recherches et d'un colloque qui ont eu lieu à l'Université de Paris Ouest-Nanterre-La Défense, au sein du Centre de recherches en Littérature et Poétique comparées, de décembre 2005 à fin 2009. Ces rencontres ont associé littéraires, philosophes et psychanalystes qui, chacun à leur manière, ont retracé cette longue histoire de la fabrique du sujet et ont montré qu'il était toujours le fruit d'une poétique.
Si on peut parler de poétique du sujet, c'est qu'il est une création historique, déterminée, bien sûr, par les propriétés générales du langage, mais qui est aussi le produit d'une culture donnée et qui se transforme avec les mutations socio-économiques. Dans son sens premier, étymologique, la poétique renvoie à la poïésis, au faire, à la fabrique. Or, le sujet est le fruit d'une construction symbolique et imaginaire. En tant que théorie, la poétique a d'abord été comprise comme l'étude des règles propres au discours et à la création littéraire, à l'instar de la Poétique d'Aristote. Être de parole qui émet des signes relevant d'une sémiotique, qui obéit à une grammaire et à une syntaxe plus ou moins implicite, le sujet est un effet du langage. Il en va ainsi de l'oeuvre littéraire, et tout comme une oeuvre s'inscrit dans un genre, une forme donnée, le sujet, aussi, existe par son inscription dans un discours. Mais comme toute oeuvre littéraire, encore, il n'existe qu'à faire émerger la singularité de sa parole.
Historiquement, la poétique a été confondue, de façon plus ou moins légitime, avec le poétique, avec l'analyse de la poésie. De même, le sujet relève du poétique autant que de la poésie. Le sujet est quelque chose qui émerge sous la forme d'un événement du sens, à la faveur d'effets qu'on peut dire poétiques et avec ce caractère de coup de force, de coup de surprise, qu'ont toujours la poésie et la création poétique. Comme l'a montré Lacan, après Freud, le sujet de l'inconscient fonctionne selon certaines lois qui relèvent de la métaphore et de la métonymie ; c'est dire en quoi son émergence a un caractère poétique.
Biographie de l'auteur :
Camille Dumoulié est professeur de Littérature comparée à l'Université Paris Ouest-Nanterre-La Défense et directeur du Centre de recherches « Littérature et Poétique comparées ». Il est l'auteur de divers ouvrages sur les rapports qui unissent littérature et philosophie.
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