Extrait :
Derrière la façade bleue
Vue de l'extérieur, l'entreprise pourrait ressembler à une grosse caserne ou à une prison si elle n'était pas pourvue de couleurs. Entourée par une enceinte haute de grillages, de fils haute-tension et de caméras de surveillance, elle se veut moderne, high-tech et sûre, dans une architecture design à l'image de la clientèle petite-bourgeoise.
Design et sobriété, façon de parler ! À l'extérieur, à la surface, oui, parce qu'à l'intérieur, derrière la vitrine, la vie se déroule de telle façon qu'aucun client non seulement ne souhaiterait y travailler, mais n'accepterait même pas de s'y arrêter cinq minutes.
Derrière la façade bleue, derrière les arbustes de lauriers-roses, derrière la pelouse, derrière le hall d'exposition de voitures, derrière le ballet des commerciaux, conseillers de clientèle, sourire jusqu'aux oreilles, vaniteux comme des Cléopâtre, au fond, bien au fond, il y a les fameux ateliers avec ses mécanos, ses carrossiers et ses peintres : des gaillards inquiétants, incontrôlables et sales. Naturellement, le client ne les voit jamais, il les aperçoit à peine, car en principe, le client se contente de déposer son véhicule tôt le matin et de le récupérer le soir. Plus tard seulement, il fera des éventuels commentaires sur le travail demandé en répondant à des enquêtes de satisfaction. Autrement dit, il distribuera des bons et des mauvais points selon ses propres critères d'appréciation sans qu'il n'ait jamais vu ou entendu la personne qui a travaillé sur sa voiture. Très certainement, ça doit être simple dans sa tête : je paie, donc quelqu'un doit forcément être là pour me servir, point. Du reste, il s'en fout. La direction aussi d'ailleurs. Elle fait tout son possible pour qu'il n'y ait pas de dialogue entre les hommes de l'ombre et le client, en limitant au maximum les déplacements des personnes qui ont un bleu de travail. Ici, tout se passe comme si l'ouvrier avait renoncé un jour à tout rapport avec les autres humains ou que ce rapport l'avait réduit à une simple valeur d'échange de marchandises. Pas même une main, un sourire, un mot concrets d'un homme ou d'une femme. Une valeur abstraite : un ordre de travail, un registre, un salaire ; pour le client : une carte bleue, un échange calculé.
Mais alors, qu'est-ce qui peut bien se passer derrière les vitrines ? Des choses que peut-être les personnes civilisées n'imaginent même pas.
Ici, nous sommes dans les usines Peugeot, dans les chaînes de montage décrites par Christian Courouge et Marcel Durand.
Ici, nous sommes dans les mines de charbon en Belgique détaillées par Malva.
Ici, nous sommes en Italie du Sud, à Bari, dans les usines évoquées par Tommaso Di Ciaula.
(...)
Présentation de l'éditeur :
Il y a la pointeuse, une carte que vous glissez dans une machine et qui marque l'heure à laquelle vous êtes arrivé, pareil pour partir. Malheur si vous arrivez avec cinq minutes de retard, ils crient, ils hurlent : «Vous êtes en retard».
Il y a les primes de rentabilité, de production, de présentéisme.
Il y a ce mot toujours : rendement, rendement, rendement... comme un vieux disque rayé...
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