Extrait :
Ay Pépita !
C'est étonnant, cette petite voix du fond du coeur ou du fond des tripes qui te demande un jour pourquoi cette douleur dans ta voix quand tu chantes en espagnol et qui m'a poussée à m'intéresser à ce qui m'a donné ce sang chaud. Moi, l'adolescente branleuse qui ne pensait qu'à chanter, aux garçons et à faire la fête, je ne savais pas comment débuter cette quête ni même si elle était si légitime que ça. Alors, je suis allée vers l'évidence, la musique. J'ai chanté ces racines, de la BO de Talons aiguilles aux chants révolutionnaires tels que Che Guevara ou Ay Carmela, ou encore le flamenco traditionnel (du moins le peu que j'en connaissais), comme si ma voix allait me donner des réponses, me montrer la voie. Je sentais si fort que cette langue changeait mon timbre, et pas seulement du fait de la rondeur de ses sonorités. Non, je gagnais de la profondeur, elle se mettait à transporter des choses indicibles, de ces choses qui circulent dans le sang ou dans les zones les plus obscures de notre corps. Des choses transmises de façon inexplicable, que l'on devine quand on connaît le champ d'exploration, dans une attitude, un geste, un regard, une larme, la cuisine, les lectures... Alors, j'ai observé. J'ai observé papi Pierre, Espagnol de naissance dont le père est né à Alger, qui revendique sa nationalité française et n'est pas tendre avec les minorités. Mais à 84 ans, à part tenter discrètement de l'empêcher de voter, nous n'essayons plus de le raisonner. Près de lui, sa femme, mamie Pépita, qui entretient fièrement ses racines en utilisant des expressions espagnoles, en maintenant le lien familial, et dont la paella redonnerait de l'appétit à Kate Moss. Mamie Rita, elle, tient beaucoup à ce que nous sachions d'où l'on vient, donc c'est de l'ail et des gueulantes à toutes les sauces, tout un folklore à elle seule. C'est déconcertant comme chacun a souffert à sa façon de cet exil, et comme chacun tente d'en soigner les blessures, à sa façon aussi.
Ruiz, ce n'est pas mon nom, ce n'est pas un «nom de scène» ni un «pseudo», c'est le nom de cette grand-mère paternelle, mamie Rita. On dit mamie Rita, mais son vrai nom, c'est Purification. Cela ne s'invente pas, et c'est sûrement grâce à cela que j'ai échappé à la tradition culturelle qui veut que l'on porte en deuxième et en troisième prénom ceux de ses grands-mères. Et j évite aussi l'une des sempiternelles questions sans intérêt de certaines interviews : «Vous êtes de la famille de Laurent Blanc ? Michel ? Éric ? Gérard... ?» Quitte à répondre à ces futilités, je préfère m'improviser mythomane et parente du cinéaste Raoul Ruiz ou de l'écrivain Carlos Ruiz Zafón. Ruiz, c'est mon nom. Un de ces trois noms qui me font porteuse d'un devoir de mémoire. Un des trois noms de ces trois grands-parents qui ont fui Franco. Mamie Rita a quitté l'Espagne à l'âge de 14 ans. Elle rejoignait sa soeur Maria dans le sud de la France. Maria, dite Madrina, avait fui un peu plus tôt pour sauver sa peau alors qu'elle était recherchée par les franquistes. Son portrait était affiché dans chaque poste frontière. À 17 ans, elle dirigeait un syndicat ouvrier et, quand la guerre civile a éclaté, elle allait devenir cadre du Parti communiste catalan. Le père de Rita et de Madrina étant cheminot, il les cacha dans des wagons, l'une après l'autre, pour leur faire passer la frontière. Il gagna la France par le même moyen, mais dix ans plus tard, en 1949. C'est au cours de ces migrations qu'une de mes grands-tantes Ruiz a fui vers le Chili. Mamie Pépita est arrivée d'Espagne à l'âge de quatre ans, au même âge que papi Pierre qui, lui, a traversé les Pyrénées à pied. C'est à croire qu'ils étaient faits pour se rencontrer.
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