Extrait :
Bloc 123B. Chirine claque la porte de l'appartement. Visage fermé, m'ignore, passe devant moi. Je ne peux pas m'empêcher de la regarder. Elle a l'attitude d'une star. Sa façon de se répandre, sa démarche, ses manières, tout est calculé pour qu'elle se fasse remarquer. De longs cheveux châtains, d'interminables sourcils fins, d'émouvants yeux verts mélancoliques. Son jeans se confond avec ses jambes. Son chemisier laisse apparaître son soutien-gorge. Talons très hauts. Port droit, visage presque hautain. Elle est très belle. Elle le sait. Droit devant moi, elle passe, me frôle, m'effleure. Son arrogance est pleine de grâce, de classe, de glace.
Comme moi, elle appuie sur le bouton de l'ascenseur, mais comme moi, elle prend l'escalier sans attendre. Elle vient de subir les réflexions de mon père.
«Bien sûr, t'as raison, d'accord, je le ferai, t'inquiète pas...»
Allers-retours entre le salon et la cuisine, partagé par l'idée que ma mère pourrait bien se foutre de lui, mon père grogne, s'énerve, marque le terrain, hurle parfois, se parle à lui-même, fait les questions et les réponses. Devant son agitation, ma mère a lâché prise. Pas contrariante, elle marque tout de même sa présence. Régulièrement, comme à un grand malade, elle concède qu'elle est d'accord avec tout ce qu'il dit. Je rase les murs du couloir et file directement dans ma chambre.
Mon sac à dos par terre, ma veste en jeans sur moi, allongée sur mon lit, le Walkman débite du son plein pot dans mes oreilles. Maintenant, je commence à me détendre.
Des peluches et des poupées sur le lit d'en face. Le poisson rouge de ma petite soeur Inès tourne en rond. Poster d'un film de kung-fu. Au-dessus du bureau, une photo punaisée. Le cliché a deux ans. L'anniversaire de mes treize ans. Tout sourire, Inès me serre dans ses bras. Contente de prendre la pose, Chirine s'étale devant l'objectif. Malgré ses deux années de plus que moi, elle semble plus jeune. Rien à voir avec la fille que je viens de croiser dans le couloir.
Comment c'est arrivé ce changement ? D'un coup. Tout lui a poussé d'un coup. Une vraie métamorphose. Ses hanches, ses fesses se sont franchement arrondies. Ses seins ont éclos comme deux roses. Son visage aux pommettes plus saillantes. Sa bouche dessinée de plus belle. Transformée, et dans sa tête, chamboulée. Une sensation inconnue qui s'affrontait en elle, se vivait autrement. On lui montrait sans se cacher qu'elle était devenue trop regardable. Sur son passage, les yeux baissés n'existaient plus.
Avec le temps, elle s'est faite au regard des autres. Le jugement des gens, elle a fini par s'en foutre. Seul comptait celui de mon père. Et lui, son regard, il avait changé. Cette rupture, ce changement brutal, ça la bouffait, la foutait par terre. Elle ne comprenait pas. Elle n'était plus son bébé. Il ne pourrait plus la faire sauter sur ses genoux. Papa était devenu distant. Même si son visage s'illuminait encore de l'innocence de l'enfance, ce visage posé sur ce corps de femme était devenu insupportable pour mon père, insoutenable, invivable. Le souffle coupé, il n'arrivait plus à lui parler comme avant.
Présentation de l'éditeur :
" Même si c'est un raccourci c'est toujours le même bordel. Dans la rue, derrière le Champion, je change de trottoir pour ne pas croiser la petite foule de Roumains qu'on voit dans le métro. De plus près, ce sont des arrivants de l'Est. Ils doivent venir de l'après-guerre. Leur peau et leurs cheveux sont clairs et pâles. Je les observe se bousculer devant une benne pleine de bouffe. Les uns sur les autres, ils s'arrachent des produits périmés. D'autres, derrière, prennent des fruits, des légumes noircis. Par terre, un petit garçon se faufile à quatre pattes, il récupère la nourriture tombée au sol, ramasse ce qu'il peut, pousse un peu avec ses mains. Je détourne la tète, j'ai honte d'être humaine Je change de rue.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.