Extrait :
Willy. C'est le nom de mon chien. Un esquimau du Groenland, vrai de vrai. Willy, il est tout simplement for-mi-dable. Vous imaginez un chien qui vous réveille avec une heure de décalage suivant l'heure d'été, qui ne fait jamais, jamais la gueule, même quand j'oublie son anniversaire, et puis qui a l'odeur du miel ? Quand j'ai la grippe, je trempe son museau dans un bol de lait, c'est mieux que du sirop pour la toux. Quant au petit bruit de ses pattes sur le carrelage, il ressemble à un sac de diamants qu'on soupèse dans sa main. Willy, c'est mon ami.
Sinon, je suis fille unique. Papa n'a pas le temps, et maman non plus. Il est dentiste, elle psychiatre. Drôle de mélange. Finalement ça se ressemble. Ils demandent tous les deux aux gens de s'allonger, puis d'ouvrir la bouche. La différence, c'est que maman les fait parler et papa les en empêche. Il leur pose quand même des questions, en train d'inspecter la molaire du fond ou de pomper la salive, il veut savoir comment va la famille, le travail ? Après toutes ces années, il n'a toujours pas compris que personne ne pouvait parler avec une main dans la bouche.
À l'école, les autres se moquent. Dentiste, ça & S ne fait rêver personne. Tout le monde sait ce que ça veut dire : respirer toute la journée l'haleine d'inconnus, soigner des caries, des plaies, des malformations, des bouches écrasées, arracher, faire attention aux nerfs, travail minutieux dans 6 cm3, pas le choix, fraise, disque, bistouri comme prolongement des doigts. Quelle dextérité. Moi, j'essaie de faire comme papa. Je m'exerce à effectuer des gestes précis, une miniature de gestes. Mes Barbie n'ont pas de dents alors je leur arrache les ongles, je les dépose un à un sur mon oreiller, puis j'éponge le contour de leurs doigts avec du coton. Ensuite j'insère un poil de ma brosse à dents dans le trou prévu pour les bagues, ou je leur couds des vêtements avec du fil dentaire, ou bien avec mes cheveux, alors là il faut faire très attention à ne pas tirer trop fort sur l'aiguille, les cheveux cassent facilement. Mes Barbies, je les soigne.
C'est pour ça que quand papa rentre le soir, il ne parle pas. Il est fatigué. Il a passé la journée à être exact, appliqué, concentré, avec interdiction de tirer la langue comme quand on dessine au feutre sans dépasser. Il n'a qu'une envie, c'est se taire. Le repas du soir se passe sans un mot. Comme si on regardait la télé.
Le week-end, je ne le vois jamais. Il va à des congrès, rencontre des collègues dentistes avec qui il discute des derniers aéropolisseurs ou des curettes parodontales. C'est leur passion.
Je sais que maman est triste. Elle me parle souvent de papa, comment ils se sont rencontrés, ce qu'elle a aimé chez lui. Elle dit que je dois bien me brosser les dents pour qu'il soit fier de moi. Elle m'a acheté une brosse à dents électrique. Elle prétend que ça nettoie mieux dans les creux. Moi, je n'aime pas. Ça me rappelle la chaise électrique, ça fait vibrer la gencive et la sensation de vibrotement reste pendant des heures. Quand j'ai fini, j'ai envie de me gratter les gencives avec un couteau. Alors je fais juste semblant de l'utiliser. Je ferme à clé la porte de la salle de bain, je branche la brosse et je la dépose sur le rebord du lavabo. Puis je m'assieds...
Présentation de l'éditeur :
«Quand j'étais petite, je croyais que pour le ski nautique, il fallait des lacs en pente. À la mer, je buvais la tasse en rêvant avoir trouvé la source de jouvence. Après tout, le sel conserve la viande. Les médecins devraient y penser dans les hospices. Et puis j'étais convaincue qu'en laissant fondre les flocons de neige sur ma langue, j'allais avoir accès aux souvenirs des montagnes, des arbres, des pierres, des groseilles, des biches, des autres êtres humains, bref de l'existence tout entière. Mais non.»
De glissements de sens en jeux de mots, le lecteur ne sortira pas indemne de ces nouvelles ! Énergie joyeuse, audaces stylistiques, poésie singulière, humour grinçant : un cocktail irrésistible qui, après Vous avez le droit d'être de mauvaise humeur mais prévenez les autres ! confirme le talent de nouvelliste de Céline Robinet.
Née en 77 près de Valenciennes, traductrice de l'allemand et de l'espagnol, Céline Robinet slame, écrit et joue des sketches comiques. Elle vit à Berlin.
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