Extrait :
Nous sommes dimanche. Nous ? L'absence de récit qu'ont trahie de petits élancements tout au long de la semaine prend possession du corps de Daniela. Il s'en est tramé des choses, ces derniers jours, mais aucune qui la concerne. D'ailleurs il n'y aura jamais rien à raconter d'elle, à sa mort ses amis parleront météo. Je suis dimanche, se dit-elle.
Dédié au repos des membres et d'au moins deux organes - le coeur et le cerveau -, le dimanche donne aussi congé au conteur invisible. La plupart des gens que côtoie Daniela les jours ouvrables sont couverts de récits. Ils traversent la semaine chargés d'anecdotes, de rumeurs et de scénarios. Ils ont en permanence dix histoires à répéter, dix nouvelles à annoncer, qui toutes, vu l'entrain qu'ils mettent à le faire, doivent les toucher de près. Comment font-ils pour affronter tous les sept jours le mutisme du petit barbichu implanté dans leur crâne, quand il n'a plus ni l'entreprise, ni les collègues, ni des journaux dignes de ce nom pour alimenter leur moulin à salive ? Sans doute s'obstine-t-il, étouffé par la ouate dominicale, à débiter dans sa barbe des plaisanteries, des souvenirs d'enfance, des résultats sportifs.
Mais devant Daniela c'est le vide qui s'ouvre quand sonne le carillon de l'église voisine, quand elle soulève le drap qui épousait le dôme de son corps replié, quand elle se penche à la fenêtre en culotte et voit la rue sans voitures, les trottoirs sans passants, le ciel où la couche uniforme d'un stratus ne laisse passer de la lumière que ce qui blesse les yeux. Les rideaux de fer sont baissés, et les pigeons, ravis de trouver le champ libre, paradent au milieu de la chaussée. Us plongent parmi leurs congénères depuis le capot des voitures comme des enfants livrés à eux-mêmes dans une piscine. Elle-même se sent pigeon, mais pigeon seul, pigeon perché plutôt que d'aller claudiquant sur des pattes lépreuses. Il faut qu'elle voie un être humain.
Elle s'habille : jean, t-shirt, chaussures plates. Elle ne prend pas la peine de démêler la masse de cheveux noirs qui, même coiffée, lui donne un air ébouriffé. Elle fourre quelques pièces dans une poche, des clefs dans une autre, saisit un livre de bibliothèque pour se donner une contenance, et dans un souffle elle claque la porte, dévale deux étages, pousse la porte cochère, débouche dans la rue, enfin prend une longue bouffée d'air, bruyante comme l'aspiration d'une plongeuse qui remonte à la surface. Deux pâtés de maisons plus loin, il y a un marché, mais elle n'ira pas au marché. Elle aime les marchands, pas la clientèle venue là pour se rassurer : «nous = somme = ensemble». Elle traverse seulement le carrefour en diagonale et se laisse tomber sur une chaise à la terrasse du café le plus proche, celui où elle échoue presque toujours comme la goutte sur la vitre suit le plus court chemin.
Revue de presse :
Aurait-on le 06 de Pierre Alferi sous la main qu'on l'appellerait page 377 et qu'on hurlerait, désemparé : «Pourquoi des kiwis, pourquoi des litchis, pourquoi des fraises ?» Si ce n'est que, comme le prouve un des personnages de Kiwi,«roman-feuilleton», ce qu'on aime dans ce fruit ovoïde et velu, c'est son goût de fraise, avec une brise de citron. Moralité : si la consommation de kiwi baisse, celle des fraises doit augmenter. Mais on n'en est pas là au début. A la première page, il y a un dessin d'Alferi (puis chaque chapitre en sera orné d'un) où une main tient un journal nommé Kiwi titrant en manchette : «Résumé de la situation. Rien n'arrive.» De fait, il se passe une foultitude de choses dans Kiwi, comme dans tout bon soap ou telenovela qui se respecte, des enlèvements, des échanges de bébés ou presque, des morts derrière la porte, vols (l'héroïne est kleptomane), une pointe d'hallucination mais, comme dans toute série aussi, le principe est celui de l'amnésie progressive du lecteur. Chaque phrase poussant la suivante dans les retranchements de l'irraisonnable, on ne se rappelle assez vite plus rien des détails foireux égrenés avec une jouissance sadique, sinon qu'on rigole bien tout du long. (Eric Loret - Libération du 23 février 2012)
Du genre feuilletonesque, épluché, détaillé et mélangé, Pierre Alferi fait une salade savoureuse...
Car une grande qualité de ce réjouissant nouveau texte de l'auteur des Jumelles ou d'Après vous (POL, 2009 et 2010), poète et romancier né en 1963, est de mener son lecteur en bateau. Avec son gracieux concours, la connivence étant de mise dès le début. Il ne manque plus qu'on lui donne une rame...
Kiwi n'est pas qu'un titre sympathique, c'est un complot, c'est un combat dans le monde impitoyable des fruits et légumes. Ce sont également des égarements immobiliers (ceux de l'époque) et des désordres mentaux (ceux de l'héroïne). Un mélange de légèretés politiques et de densités poétiques... On s'y perdrait ? Même pas. Car il n'y a rien de plus facile à suivre qu'un roman-feuilleton. Et son principe est de faire accepter au lecteur le plus rocambolesque comme le plus banal...
Ici, on s'amuse donc avec le réel (et ses effets), tout comme avec le récit (et ses effets). Seul le plaisir du lecteur compte, le texte ne se dérobe pas : il est ludique. (Nils C. Ahl - Le Monde du 26 avril 2012)
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