Extrait :
La dernière léproserie d'Europe se trouve au sud-est de la Roumanie, au milieu de paysages tout aussi lépreux d'une terre sombre et stérile que n'égaient, ici et là, que les grasses cheminées des centrales thermiques et les vestiges de forêts autrefois immenses. La glaise fertile qui conservait le souvenir du pas lourd des chevaliers daces Burebista et Décébale, toujours prêts à enfoncer la pointe de leur lance dans la croupe luisante des chevaux romains ou dans la bedaine repue des gros légionnaires de Trajan, s'est érodée depuis longtemps. Révolue est également l'époque de Vlad III Cepeç et de Mircea le Vieux, ainsi que celle du Moldave Stéphane le Grand, champion de la chrétienté, et de Michel le Brave, apôtres dévoués de la parole divine, constellations vers lesquelles se tournèrent jadis des yeux remplis d'espoir quand les sabres courbes des Ottomans faisaient couler des fleuves de jeune sang.
L'histoire ancienne de ce pays a été lacérée - comme beaucoup aiment à le dire - par les griffes de vieux lions mauvais, à la crinière souillée par le contact des cadavres de millions de victimes qu'ils voulaient soumettre.
Mais la Roumanie n'a pas oublié la gloire de ses preux. Les fleuves passent, le roc demeure, dit un proverbe roumain. Aujourd'hui encore on peut entendre égrener des souvenirs célébrant les exploits héroïques des légions de Cepeç déterminées à combattre pour leur sol natal jusqu'à leurs dernières forces.
Mon cher compagnon de chambre, Robert W. Duncan, avait l'habitude de dire que l'histoire est le troisième oeil de l'humanité, qu'elle nous permet de distinguer plus clairement les failles insondables de notre époque mélancolique. Je lui répondais toujours en citant Émile Cioran qui a écrit que dans un monde dénué de mélancolie, on ferait rôtir les rossignols sur le gril. R. W. Duncan me rétorquait alors que l'idée d'un rossignol plumé et farci de menthe et d'ail le révulsait, et il me demandait, à l'avenir, de lui épargner ce supplice. Je me mettais alors à gazouiller entre mes dents ébréchées et à tournoyer dans la chambre en agitant les bras comme si je battais des ailes, et cela jusqu'à ce que R. W. D. attrape l'une de ses pantoufles et me la balance à la figure. Il voulait dormir ; moi, je ne pouvais pas.
J'aimais rester debout près de la fenêtre à ressasser dans ma tête des fragments d'histoires qui se transformaient aussitôt en poussière semblable à celle qui balaie la brise fraîche des Carpates par les sèches soirées d'été ou à celle, plus chaude, dont est régulièrement chargé le vent qui souffle le long des parois rocheuses des Alpes de Transylvanie. Je sentais l'odeur de la forêt et des myrtilles, le souffle émanant des champs à la végétation luxuriante, le parfum du lilas nain et le goût de la roche dont les particules crissaient sous mes dents ou se fichaient dans la membrane qui voilait mon regard d'une ombre douce. Lorsque je fermais mon oeil droit encore bien valide, un rideau tombait entre moi et le paysage : la lune ressemblait alors à un chewing-gum écrasé et mon compagnon de chambre à un rat endormi. Les lumières violettes de l'usine d'engrais voisine scintillaient telles des étoiles agonisantes, le buste d'Alexandre Ioan Ier, qui se dresse au milieu de la cour de l'hôpital, signalait à peine sa présence. J'ouvrais l'oeil droit, fermais le gauche. Je clignais de l'un, de l'autre. Je soulevais, abaissais mes paupières, jouissant en privé du dualisme du monde.
Les pages qui suivent ont été écrites avec mon oeil droit ; ma raison et ma conscience lui ont inébranlablement prêté main-forte.
Présentation de l'éditeur :
Depuis des siècles, le bacille de Hansen et son cortège de lépreux vivent retranchés derrière des grilles, au fond de parcs herbeux. Qui sont ces silhouettes affublées de tuniques blanches, mi-hommes, mi-anges aux ailes meurtries qui vivent dans la dernière léproserie d'Europe, aux confins de la Roumanie ? Deux homosexuels polonais et roumain, une vieille femme russe, Zoltan le Hongrois et Robert W. Duncan, un Américain... Le chaos s'immisce progressivement dans ce huis-clos envenimé par la maladie. Hostilité et violence régissent bientôt le quotidien.
Au-dehors, la révolution de 1989 est en marche. Un matin, l'effigie de Ceausescu qui orne les murs de la cimenterie voisine est malmenée. L'hymne national ne résonne plus dans la cour pavée. L'instant propice pour prendre la fuite et gagner l'Occident ?
Ognjen Spahic est né en 1977 à Podgorica (Monténégro). Il est journaliste à la rubrique culturelle du quotidien indépendant Vijesti.
«La léproserie décrite par Ognjen Spahic est une superbe métaphore de la dictature de la Roumanie communiste.» Claudio Magris, Corriere della Sera.
«Au détour de chaque phrase souffle un froid glacial que l'on croirait tout droit surgit des sommets de Transylvanie. Quand ce frisson saisit le lecteur, c'est comme une sorte de tremblement de terre dont il est difficile de se remettre.» Ivica Dikic, Feral Tribune
Ognjen Spahic est né en 1977 à Podgorica (Monténégro). Il est journaliste à la rubrique culturelle du quotidien indépendant Vijesti. Les enfants de Hansen, son premier roman, a bénéficié d'une presse élogieuse en Europe de l'Est. Sa parution en France prend une signification toute particulière pour ce petit-fils de résistant dont les grands-pères et père sont respectivement enterré et né à Reims.
Ognjen Spahic est l'un des auteurs les plus brillants de la jeune génération monténégrine.
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