Extrait :
Extrait de l'avant-propos
Jaurès, que sait-on de lui ? De célèbres formules, comme «comprendre le réel et aller à l'idéal», «le capitalisme porte en lui la guerre comme la nuée dormante porte l'orage» ou encore «on n'enseigne pas ce que l'on veut, on n'enseigne que ce que l'on est».
Son combat contre «l'esprit de domination civile et temporelle du clergé», son engagement dans l'affaire Dreyfus en faveur d'un innocent dépouillé par le malheur de tout caractère de classe et qui n'était plus que «l'humanité elle-même, au plus haut degré de misère et de désespoir qui se puisse imaginer», sa lutte contre l'atroce barbarie de la guerre et la dramatique soirée du 31 juillet 1914 où il est abattu à bout portant, à la veille de la déclaration de mobilisation générale, sont dans toutes les mémoires.
Mais sait-on qu'il a d'abord été philosophe ? Car ce n'est pas à ce titre qu'il figure dans les dictionnaires ou les programmes d'enseignement. Et pourtant, reçu premier à l'École normale supérieure, professeur agrégé de philosophie au lycée d'Albi puis à la faculté des Lettres de Toulouse, il est l'auteur de deux thèses soutenues en Sorbonne en 1892, De la Réalité du monde sensible et Les premières Esquisses du socialisme allemand.
J'ai toujours été frappé par la distance entre ce que je lisais de Jaurès lui-même et ce que je lisais à son propos. Même dans ses textes les plus politiques, ses idées n'étaient jamais un succédané ni du marxisme incontournable et indépassable ni d'aucune autre doctrine d'époque. Il faisait part de ses propres intuitions, se référait à ses valeurs, exprimait ses doutes, critiquait, construisait sa propre synthèse, se comportait toujours en philosophe.
Et les choses ne sont parfois qu'une affaire de rencontre. A l'âge de seize ans, sa thèse principale, De la Réalité du monde sensible a été ma première lecture philosophique. Et je l'ai relue après avoir terminé mes études. Je comprenais telle ou telle argumentation, mais le sens profond de l'oeuvre m'échappait, si tant est, comme l'assure Bergson, qu'un philosophe ne dit jamais à travers son oeuvre qu'une seule chose. Je n'y rencontrais que la notion dame, alors que dans la philosophie de l'Université, on ne parlait plus que de corps ou d'esprit. La notion de sensation, que les phénoménologues avaient rejetée au profit de celle de perception, y était omniprésente. Et je m'y heurtais à un dieu qui ne pouvait être autre chose que le dieu des philosophes et des savants, rejeté par Pascal.
Mais, nommé plusieurs fois par page, le dieu de Jaurès faisait de la résistance. Défini comme l'essence et la mesure de la réalité, comme une circonférence qui n'était nulle part et un centre qui était partout. Il suffisait d'en prendre acte pour que tout s'éclaire. Que serait en effet un dieu qui ne serait pas un centre et qui ne serait pas au centre ?
Mais restait à le faire reconnaître, alors que l'on présentait la pensée philosophique du XIXe siècle partagée entre un positivisme vulgaire et un spiritualisme éthéré, et concernant un politique qui allait consacrer toute sa vie à un socialisme qui s'annonçait sous de tout autres couleurs.
Dix ans avant, Jaurès avait professé un cours de philosophie. Ce cours était resté inédit, mais les spécialistes le disaient rationaliste, inspiré de la philosophie des Lumières et critique envers la religion. Malgré les interdictions auxquelles je m'étais heurté pour accéder au document, pourtant tombé dans le domaine public et conservé dans un lycée d'État, je résolus de m'y intéresser, au moins à titre de contre-épreuve, et d'en faire ma thèse de doctorat.
J'y découvris tout le contraire : la religion définie comme la chose la plus universelle qui soit et une morale qui plaçait le christianisme évangélique au-dessus du positivisme et du panthéisme. Il ne fait pas bon prendre des universitaires bien pensants et au dessus de tout soupçon en flagrant délit de faux et d'usage de faux, ma soutenance de thèse se passa fort mal...
Mon directeur de thèse m'incita à porter la chose sur la place publique. Ce que je fis en publiant ce Cours. Puis une nouvelle édition de De la Réalité du monde sensible, rééditée à plusieurs reprises, mais accompagnée chaque fois de présentations et de commentaires désolants et déroutants.
Biographie de l'auteur :
Jòrdi Blanc, écrivain, docteur en philosophie et diplômé en sciences économiques, est l'auteur d'une thèse sur Jaurès philosophe (1996) et l'éditeur des Oeuvres philosophiques de Jaurès. Christophe Rogue, ancien élève de l'ENS et de l'ENA, agrégé, docteur en philosophie et auteur d'une thèse, Platon, le risque de l'économie (2003), est auditeur à la Cour des comptes.
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