Extrait :
Extrait de l'introduction
Pour une histoire culturelle du marché de l'art
Les marchands d'art ont joué un rôle croissant dans la constitution et la promotion des tendances artistiques contemporaines à partir du milieu du XIXe siècle, au côté des critiques, des historiens et des collectionneurs. Acteurs de premier plan dans la mise en place des mécanismes de reconnaissance qui remplacent progressivement ceux du système académique, ils se rendent indispensables aux artistes, en se chargeant partiellement ou totalement de la diffusion commerciale de leurs oeuvres, de l'extension internationale de leur carrière et de l'obtention de gratifications symboliques. Si une modestie bien pesée fait un jour dire à Daniel-Henry Kahnweiler que «les grands artistes font les grands marchands», une réponse de Picasso la tempère : «Que serions-nous devenus si Kahnweiler n'avait pas eu le sens des affaires ?»
Les études portant sur l'émergence du système marchand au XIXe siècle et ses succès dans la première moitié du XXe siècle, qui s'intéressent aux activités des médiateurs et à ce que les marchands d'art ont effectivement apporté aux oeuvres et aux artistes, prouvent la richesse, en termes d'explication et de compréhension, d'une analyse centrée sur ces intermédiaires dynamiques. Elles éclairent d'un jour nouveau les conditions dans lesquelles créent les artistes et circulent les oeuvres. Elles ont reconnu aux marchands, Paul Durand-Ruel, Daniel-Henry Kahnweiler (fig. 1) et Ambroise Vollard en tête, un rôle et une légitimité d'acteurs historiques et elles en font des figures incontournables dans l'écriture de l'histoire de l'art durant cette première période du système des galeries. Aussi l'ambition de ce livre - faire une histoire sociale et culturelle de l'art parisien et de son marché après la Seconde Guerre mondiale - se justifie-t-elle d'abord par les analyses portant sur les périodes antérieures : on peut légitimement en espérer un même effet de dévoilement, permettant une compréhension plus grande du contexte de création des oeuvres d'art et de formation des goûts artistiques.
Peu de travaux, parmi la multitude de ceux qui traitent de la vie artistique des années d'après-guerre, ont pris comme objet d'analyse les galeries d'art. Cette lacune historiographique est pour partie la conséquence de ce que François Duret-Robert appelle la «malédiction de l'intermédiaire» : bien plus que les critiques, les marchands d'art font l'objet, depuis qu'ils existent, d'un préjugé défavorable qui se fonde sur un soupçon de manipulation, voire d'escroquerie. Les marchands eux-mêmes contribuent à entretenir cette légende noire et à poser des obstacles à toute démarche visant à une meilleure connaissance de leurs activités, en érigeant la discrétion en règle déontologique, et l'opacité en idéal de fonctionnement. Les quelques ouvrages qui prennent en compte le marché de l'art choisissent le plus souvent de réduire ces activités aux expositions et aux productions éditoriales, et en font un élément secondaire de décor dans l'évocation d'une carrière artistique. Une autre approche consiste à traiter les galeries sur le mode monographique. Ce type de recherches ne donne du marché de l'art qu'une vision centrée sur l'aventure individuelle vécue par celles qui sont aujourd'hui considérées comme les plus inventives ou les plus prestigieuses. Pierre Loeb, Louis Carré, René Drouin, Aimé Maeght, Denise René, Paul Facchetti et Jean Pollac ont ainsi fait l'objet d'hommages, sous la forme d'une exposition et d'un catalogue. Souvent de commande, ces études sont parfois très superficielles, adoptent un parti pris a priori très favorable et se limitent à la présentation des particularités de la galerie. Une seule échappe au particularisme et à l'hagiographie, celle consacrée en 2001 à la galerie Denise René par le Centre Pompidou, dans laquelle alternent des analyses spécifiques et des présentations synthétiques. Elle représente l'exception dans un paysage historiographique qui ne donne de l'histoire des galeries d'art qu'une vision fragmentaire et biaisée.
Présentation de l'éditeur :
Que se passe-t-il à l'intérieur des galeries d'art contemporain ?
Lieux d'exposition des oeuvres d'art, lieux de rencontre entre artistes et amateurs, lieux de transactions économiques et de reconnaissance symbolique, les galeries sont au coeur du circuit de l'art contemporain, de l'atelier de l'artiste aux salons des collectionneurs et aux cimaises des musées. Faire leur histoire, c'est comprendre comment se construit la valeur artistique, comment les artistes bâtissent leur carrière, comment l'art se diffuse dans la société française.
1944 : les marchands parisiens reconstruisent le premier foyer de création artistique mondiale. 1970 : la foire de Bâle sonne le glas de l'hégémonie parisienne, au profit de New York. Pourtant, pendant un quart de siècle, les galeristes défendent pied à pied leurs visions de l'art : certains se passionnent pour des inconnus, qu'ils révèlent au public; d'autres militent au côté des avant-gardes; d'autres encore accompagnent leurs artistes vers la consécration. Toutes et tous impriment leur marque dans l'histoire de l'art.
Fondé sur des archives inédites et une abondante documentation, cet ouvrage propose une histoire sociale et culturelle du marché de l'art parisien pendant les Trente Glorieuses. Les marchands se muent en galeristes : prospecteurs, agents, imprésarios, ils se rendent indispensables aux artistes, aux critiques et aux collectionneurs. Adoptant le point de vue de Paris, ce livre met en évidence l'intensification et la diversification des échanges et des circulations entre des métropoles concurrentes. Il constitue un indispensable complément à l'étude des oeuvres et des artistes, pour qui veut comprendre pleinement l'art du xxe siècle.
Agrégée d'histoire, ancienne élève de l'École normale supérieure, Julie Verlaine est maîtresse de conférences en histoire culturelle contemporaine à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, et membre du Centre d'histoire sociale du XXe siècle (UMR 8058). Ses recherches portent sur les rapports entre arts et sociétés à l'époque contemporaine, avec une attention particulière pour le marché de l'art, l'histoire des collections publiques et privées et les processus de patrimonialisation.
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