Extrait de l'introduction de Claude La Charité
À première vue, personne ne semble plus étranger à la rhétorique que les femmes d'Ancien Régime. D'une part, cet art de persuader par la parole se fonde sur une tradition androcentrique de l'Antiquité, comme en témoigne l'adage prêté à Caton le Censeur, vir bonus dicendi peritus, l'homme de bien, au sens sexué du terme, est habile à la parole. D'autre part, de la Renaissance à la Révolution, les femmes ont été exclues de l'enseignement formel de la rhétorique dispensé dans les collèges au sein du trivium à côté de la grammaire et de la logique. Et pourtant, du XVIe siècle aux Lumières, nombreux sont les témoins qui insistent sur l'éloquence remarquable de leurs contemporaines. C'est dire si ce livre, le premier en français à s'intéresser à une telle problématique, repose sur une gageure apparente : y aurait-il une forme d'éloquence féminine étrangère à la rhétorique ? Depuis au moins les années 1990, la question a été âprement débattue par les chercheurs anglo-saxons. On consultera avec profit, à ce propos, la contribution liminaire de Diane Desrosiers-Bonin qui dresse un état de la recherche sur la question. Tout le problème repose en vérité sur la définition des notions en cause, comme le montrent les études réunies dans cet ouvrage. Bien que, sous l'Ancien Régime et souvent encore aujourd'hui, la rhétorique et l'éloquence soient confondues, ces deux notions entretiennent entre elles un rapport sinon paradoxal du moins complexe, et cela depuis l'Antiquité. Pour une bonne part, cet écart tient à la condition humaine ou, pour parler en termes platoniciens, à la différence entre l'idée parfaite de persuasion et ses incarnations dans le monde sensible. Si le collège sous l'Ancien Régime prétend enseigner la persuasion selon des préceptes et des règles établis depuis la nuit des temps, ces canons se révèlent souvent étrangers à la véritable éloquence, celle qui emporte l'adhésion rationnelle et sensible du destinataire. La vraie rhétorique a ceci de particulier qu'elle s'intéresse à ce qu'Aristote appelle «le persuasif» qui non seulement tolère l'écart à la norme, mais même encourage la subversion des règles, aussi vénérables soient-elles. L'éloquence est à ce prix. Il existe donc un fossé entre la technique rhétorique, fondée sur un ensemble de préceptes, et l'éloquence ou l'aptitude à s'exprimer avec aisance, à émouvoir et à persuader par la parole. C'est l'éternelle dialectique de la théorie et de la pratique.
Au vu de ce constat, il serait tentant d'opposer une fausse rhétorique de pédants, apanage d'hommes formés à l'école, et la véritable éloquence du coeur et de l'esprit, où les femmes excelleraient, préservées qu'elles sont de la fausse science des doctes. Ce serait oublier les trois concepts fondamentaux sur lesquels repose toute la rhétorique de l'Antiquité, à savoir la nature (natura), l'art {ars) et l'imitation (imitatio). En effet, la véritable rhétorique suppose comme préalable une nature éloquente, à laquelle toutes les règles de l'art ne sauraient se substituer. De ce point de vue, la constante valorisation du style féminin comme «naïf» ou «naturel» sous l'Ancien Régime, que ce soit dans la lettre ou la conversation, ne saurait être envisagée comme antithétique de la vraie rhétorique. La tradition rhétorique considère en fait ce naturel comme un terreau fertile que l'art vient ensuite féconder pour en démultiplier les possibilités persuasives. Or, cet art enseigné dans les collèges est étranger aux femmes, comme ne cessent de le rappeler avec ostentation nombre d'écrivaines, quel que soit le genre qu'elles pratiquent. Ce serait sans compter que certaines d'entre elles comme Hélisenne de Crenne ou les dames Des Roches sont de parfaites latinistes qui n'ont besoin d'aucun maître pour accéder aux sources de l'Antiquité et que les princesses notamment étaient formées dès leur plus jeune âge aux arts du discours. Du reste, celles qui ne maîtrisent pas les langues classiques ont accès aux compendia en langue vernaculaire, comme Isabelle de Charrière qui s'initie à l'art de bien dire grâce au Traité des études de Charles Rollin. Il est certain, en tout cas, que les femmes d'Ancien Régime n'ont pas attendu le premier traité écrit spécifiquement à leur intention, la Rhétorique françoise à l'usage des jeunes demoiselles (1745) de Gabriel-Henri Gaillard pour découvrir l'ars rhetorica. Mais l'art à lui seul n'a jamais rendu personne éloquent, aussi détaillées que soient ses règles. Pour Jacques Davy Du Perron, sans doute le plus grand orateur sous Henri III et Henri IV, les préceptes de rhétorique ne suffisent pas, car l'éloquence repose sur le jugement et sur le décorum, ce souci d'adaptation du discours à soi, au destinataire, au lieu, aux circonstances et à la matière. Et c'est là qu'intervient le troisième pilier de la rhétorique, à savoir l'imitation. Non pas l'imitation servile et mécanique des auteurs anciens, mais l'imitation éclectique des meilleurs auteurs et des meilleures pratiques, y compris de la conversation mondaine, qui permet aux femmes de trouver leur voix et de préméditer les effets de leur parole orale comme écrite. Dans une large mesure, l'éloquence des femmes d'Ancien Régime se présente comme une antirhétorique, qui n'est qu'une forme supérieure de rhétorique, une rhétorique intériorisée comme on a pu le dire à propos de Madame de Sévigné, qui, tout en refusant la rhétorique, s'inscrit dans cette stratégie mise en avant dans l'exorde de tout discours et qui consiste pour l'orateur à se dire étranger à l'art rhétorique pour mieux asseoir sa crédibilité auprès du destinataire. (...)
Femmes, rhétorique et éloquence sous l'Ancien Régime
Sous la direction de Claude La Charité et Roxanne Roy
Vir bonus dicendi peritus, aurait dit Caton le Censeur : l'homme de bien est habile à la parole. Et la femme de bien ? Et les femmes, plus généralement, dans les sociétés qui leur refusent l'éducation ? À première vue, personne ne semble plus étranger que les femmes d'Ancien Régime à la rhétorique, cet «art de persuader par la parole» révéré depuis l'Antiquité. Rien ne semble davantage réservé aux hommes, qui l'apprennent dans les collèges, à côté de la grammaire et de la logique, avant de le mettre en pratique dans l'enseignement supérieur, la justice, le conseil..., professions exclusivement masculines. Et pourtant, du XVIe siècle aux Lumières, nombreux sont les témoins qui insistent sur l'éloquence remarquable de leurs contemporaines. C'est dire si cet ouvrage collectif, le premier en français à s'intéresser à une telle problématique, repose sur une gageure apparente : y aurait-il une forme d'éloquence féminine étrangère à la rhétorique ? Y aurait-il une rhétorique apprise ailleurs que sur les bancs des universités ?
Contributions de Marilyne Audet, Jean-Philippe Beaulieu, Marc André Bernier, Renée-Claude Breitenstein, Michèle Bretz, Stéphanie Bung, Mélinda Caron, Constance Cartmill, Catherine Cessac, Jane Couchman, Marie-Ange Croft, Diane Desrosiers, Myriam Dufour-Maître, Nathalie Freidel, Isabelle Krier, Claude La Charité, Cinthia Meli, Chloé Pardanaud, Eugénie Pascal, Marie-Françoise Piéjus, Guy Poirier, Roxanne Roy, Gilbert Schrenck, Jürgen Siess, Sophie Tonolo, Madeleine Van Strien-Chardonneau, Eliane Viennot, Tristan Vigliano et Margarete Zimmermann.
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