Extrait :
La grosse Rita apporte d'une main l'assiette avec le bouillon de poulet, le riz et les légumes verts ; dans l'autre elle tient la pile de tortillas. Elle les pose sur la table.
Le Viking a déjà empoigné la cuillère. Il se dépêche d'y goûter, pour vérifier s'il est bouillant, comme il l'aime.
Le liquide lui brûle le gosier, l'oesophage, les tripes ou ce qu'il en reste. C'est la seule chose qu'il mange, tous les midis.
La Grosse lui a tourné le dos.
- Il y a rien à boire ? réclame le Viking en lançant un coup d'oeil en coin vers la porte d'entrée.
- Va te faire foutre, dit la Grosse sans se retourner. Puis elle crie : Marilú, apporte un verre au Viking !
Du téléviseur, encastré dans un placard, sort une voix féminine vantant les mérites d'un shampoing.
- Putain, il faut vraiment chercher le poulet, se plaint le Viking tandis qu'il fouille dans l'assiette avec sa cuillère.
La Grosse débarrasse la table des trois découpeurs.
- Va te faire foutre, le Viking, répète-t-elle.
Les trois hommes lancent un coup d'oeil au Viking ; ils curent leurs dents pourries. Puis ils se retournent vers la télévision.
Qu'est-ce qu'ils ont à me regarder, ces connards, pense le Viking, énervé. Ils n'ont pas idée de qui il a été, ils ne l'ont jamais vu sur un ring de catch, à sa bonne époque. Ils le voient comme un vieux flic malade. Péquenots de merde.
Marilú sort de la cuisine avec la boisson. Les trois découpeurs se retournent de nouveau. Ils ne décollent pas les yeux de ses jambes et de ses fesses.
- Bande de sales vicieux, dès que vous voyez la gamine, vous êtes prêts à lui sauter dessus, se plaint la Grosse.
- La gamine, marmonne ironiquement le Viking. C'est un verre de quoi, ma toute belle ?
- C'est du jus de melon, dit Marilú, dans sa petite robe d'organdi.
Les trois découpeurs se curent de nouveau leurs dents pourries, sans quitter des yeux les fesses de Marilú tout le temps qu'elle met pour retourner à la cuisine.
- Mais oui, c'est une gamine ! lance la Grosse, indignée. Les découpeurs se sont mis debout ; ils prennent leurs chapeaux de paille.
- Et ce super cul, on lui a prêté peut-être ? rétorque le Viking.
Le plus grand se tâte les couilles ; il a un léger sourire.
- Il faut me payer, vous me devez déjà dix jours de déjeuners, réclame la Grosse.
- Vendredi, dit le plus gros en crachant.
Ils passent entre les tables pour se diriger vers la porte de la rue.
- Bande de salopards, marmonne la Grosse avant de rentrer dans la cuisine.
Le Viking est resté seul dans la salle. C'est tout ce qu'il aime, c'est pour cela qu'il vient en dernier, quand tous les autres ont déjà mangé et sont retournés au Palais Noir.
- Putain, Viking, t'as pas l'air bien ! crie la Grosse depuis la cuisine.
C'est vrai, il ne va pas bien, il est peut-être en train de crever, mais pourquoi est-ce qu'elle en aurait quelque chose à foutre ?
Revue de presse :
Castellanos Moya met en scène un catcheur, une servante et des tortionnaires au début de la guerre civile...
Quatre chapitres et un épilogue funèbre composent la Servante et le Catcheur. Dans chaque chapitre, un point de vue domine, sans être exclusif. Celui du Viking, puis celui de la servante, puis celui du petit-fils de la servante, Joselito, étudiant révolutionnaire qui va tirer sans le savoir sur la Land Rover blindée où se trouve sa mère, une infirmière de droite ambitieuse, séduite ou dégoûtée par les militaires qui l'accompagnent. Le quatrième point de vue est encore celui de la servante. Il y a aussi ceux d'autres tortionnaires, collègues du Viking, et celui de la grosse Rita, qui tient le restaurant où ils vont déjeuner. Les lieux de la tragédie sont essentiels : le «Palais noir» et «l'Opéra», où l'on viole, torture et tue ; le restaurant de la grosse Rita, où l'on cause comme dans des westerns spaghetti gore ; la chambre du Viking ; l'université et la rue où agit Joselito ; l'hôpital où finit presque tout le monde ; finalement le charnier. Peu à peu, les vies sont nouées entre elles par d'épouvantables coïncidences : toute la magie possible, dans cette thanato-réalité, ne s'exprime que par le macabre. Ce ne sont qu'instants fatals, au sens propre...
Dans un pays où l'on tue tout de suite, et de la manière la plus sale possible, l'écrivain monte ses phrases comme les guérilleros urbains montent leurs attentats : tout doit être net, précis, d'une dramaturgie minutieuse (Philippe Lançon - Libération du 17 janvier 2013)
Auteur d'une quinzaine de romans, dont sept sont traduits en français aux éditions Les Allusifs, Horacio Castellanos Moya est une figure majeure de la littérature contemporaine...
Son nouveau livre, La Servante et le Catcheur, qui paraît chez Métaillié, a l'efficacité formelle des grands romans noirs à la Jim Thomson. Sauf que Moya ne fait pas le portrait des outsiders, des laissés-pour-compte ; il dépeint le quotidien de gens tout à fait ordinaires, devant se débrouiller d'une réalité absurde et brutale, où toute idée de politique est remplacée par la notion d'ultraviolence.
La ville radiographiée par Castellanos Moya sent le cadavre, partout : dans les hôpitaux où on arrête les suspects sur la table d'opération, dans les bus attaqués par les guérillas, dans les universités, les églises, les beaux quartiers et les tripots sordides. On ne va nulle part sans la trouille au ventre. La haine pure circule et tisse entre les protagonistes des liens aussi abjects qu'indéfectibles. Il y a une dimension mythologique dans ce roman noir qui met à nu l'essence de la guerre civile. (Virginie Despentes - Le Monde du 31 janvier 2013)
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