Extrait :
Chaque seconde était éternelle, comme si tout se passait dans un fond marin.
J'ai levé les yeux d'un reportage que je lisais sur le naufrage du Lusitania en 1915 et je les ai vus monter l'escalier du restaurant. 1 198 passagers de ce navire battant pavillon britannique étaient morts. Le vieillard et la femme paraissaient des rescapés de la catastrophe.
L'endroit était un moderne self-service avec des panneaux annonçant diverses formules de menus, garnitures et suppléments. Ils se sont dirigés vers une table près de l'étagère des serviettes et des dosettes d'assaisonnement. La femme portait deux sacs remplis de vêtements. Des sacs lourds, comme pour un déménagement. Je me suis efforcé de revenir à la lecture de mon supplément dominical, car ce que j'observais n'était pas de mon ressort. Celui qui avait ordonné de tirer sur le Lusitania, lisais-je, n'avait pas tenu compte des cruiser rules, ces règles de navigation imposant de débarquer les passagers d'un navire civil avant de le couler. Mais plus tard allaient venir les batailles de la Marne, de la Somme et des lacs de Mazurie.
J'ai regardé de nouveau ces naufragés fraîchement arrivés, je ne pouvais pas m'en empêcher. L'homme s'est assis, ou plus exactement laissé choir sur la chaise. D'innombrables douleurs rhumatismales devaient le tourmenter. La femme l'a un peu redressé car il était incliné dans une position dangereuse.
Comme ce n'était pas mon affaire, j'ai repris ma lecture. J'ai parcouru un article sur la taxe Tobin, dont seul le titre m'intéressait, tourné plusieurs pages et me suis arrêté sur une publicité. Au-dessus d'une hanche féminine, un Pentax digital. J'aimerais bien être à la plage en ce moment. Mais c'est impossible, nous sommes un dimanche de septembre, je suis à mille cent kilomètres de chez moi et personne ne regarde personne. Moi si, j'observe du coin de l'oeil, j'observe tout : les deux Rescapés du Lusitania ont ouvert les boîtes du repas, de petites boîtes pour enfants, c'est la femme qui doit le faire, parce que lui n'y arrive pas. Peut-être est-ce l'anniversaire de l'un des deux qu'ils sont venus fêter ici. Le restaurant est situé sur l'avenue la plus célèbre du pays. Le pays, c'est la France. Et les baies vitrées offrent une vue qui doit être considérée comme un luxe et un privilège.
L'homme penche à nouveau. Mais, comme elle avait dû le faire souvent ce jour-là, elle le redresse pour qu'il ne tombe pas. Elle écarte les cheveux qui couvrent son visage.
J'avais besoin de serviettes, prétexte pour passer près d'eux. C'est là que j'ai tout vu. L'homme pouvait à peine mastiquer, et je crois même qu'il ne mangeait pas.
Il y avait en effet des vêtements dans les sacs. Je l'ai vu nettement.
De retour à ma table, j'ai étalé les suppléments dominicaux en éventail comme si j'allais rester longtemps dans ce self-service, qui m'a paru soudain un endroit accueillant, presque familial. J'ai encore jeté un coup d'oeil. Le costume de l'homme était trop grand. La veste lui allait peut-être bien il y a quelques années, mais plus maintenant.
Elle se lève. Secoue les miettes de son chemisier. Pose les restes du repas sur le plateau avec la parcimonie de quelqu'un qui veut bien faire les choses, se lève et jette le tout dans une poubelle. Elle revient vers l'homme. Se penche un peu vers lui, comme si elle allait lui dire quelque chose à l'oreille, mais elle se ravise et se contente de replier le col de sa chemise qui était relevé sur la nuque. Elle lui donne un baiser sur le front, lui caresse le visage, un autre baiser, puis elle s'en va. Elle est partie.
Revue de presse :
... un livre terrible et très étonnant de l'écrivain espagnol Javier Sebastián (né en 1962), Le Cycliste de Tchernobyl, auquel je ne connais pas d'équivalent, qui allie la plus grande rigueur historique, documentaire à la plus folle liberté d'invention...
La fiction ici développe en fable le destin réel du physicien. Dans les faits, celui-ci consacra son temps, après Tchernobyl, à parcourir la région avec un spectromètre afin de mesurer le taux d'irradiation des enfants et de leur porter secours. L'intoxication était l'oeuvre aussi des services de désinformation de l'Etat et Nesterenko n'eut de cesse de la dénoncer, alertant l'opinion internationale sur l'ampleur réelle du désastre. Pressions du KGB, attentats, menaces, il eut droit en contrepartie à toutes les formes d'intimidation dont le régime soviétique, même vacillant, avait le secret...
L'auteur revient aussi sur les différentes causes possibles de l'accident de Tchernobyl. Il décrit, en ce jour d'avril 1986, l'épouvante des scientifiques et la confusion des politiques dans une sorte de reportage extrêmement angoissant inséré au coeur du livre. Puis nous apprenons pourquoi tant de centrales sont bâties sur des sols instables : il leur faut beaucoup d'eau pour fonctionner. Or " les rivières, en général, suivent les failles géologiques ". Et donc, en effet, nous sommes morts. Ce livre lucide et douloureux - mais qui attrape aussi quelque chose de la démesure russe - ne manquera pas de développer chez le lecteur, à défaut des anticorps qui le prémuniraient contre la contamination prochaine, cette conscience du pire qui est le premier stade de la révolte. (Eric Chevillard - Le Monde du 12 septembre 2013)
Polar (il faut voir comment le narrateur se retrouve, manu policieri, pourvu d'un père) et roman fantastique (mais au pire sens du terme pour les survivants irradiés), le Cycliste de Tchernobyl se révèle surtout un roman engagé - engagé dans la réalité même si elle n'est pas encore tout à fait survenue...
Il y a dans le Cycliste de Tchernobyl quelque chose qui tient du tour de force : cette capacité à relier la centrale folle diffusant sa radioactivité et l'avenue prétendument la plus célèbre du monde, à faire tenir ensemble des mondes si différents, à fabriquer un roman de facture classique et cependant d'une évidente originalité. Il est des circonstances où gagner «l'élection pour la direction de l'unité Kilo» ne suffit plus à remplir la vie. (Mathieu Lindon - Libération du 19 septembre 2013)
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