Extrait :
Dimanche 21 décembre 1986.
En montant ce matin sur la colline d'Ékali, je songeais aux livres que j'ai écrits et au livre que je veux écrire - que j'ai toujours voulu écrire, je crois - sans lui avoir encore donné la vie. Car ce que nous faisons est presque toujours différent de ce que nous voulons faire. Voilà une chose qu'avec le temps j'ai fini par apprendre : alors que, depuis mon enfance, j'ai aspiré à écrire des romans, des poèmes, un journal, je n'ai réalisé à ce jour, à quarante-cinq ans, que quelques études qui, si imprégnées qu'elles soient de mon aventure personnelle, demeurent néanmoins très éloignées de mes projets de jeunesse. Je songeais à mes combats infructueux, à mes tentatives inabouties; à ces milliers de pages raturées que j'ai déchirées ou enfouies au fond d'un tiroir; à ma difficulté à m'exprimer ; au temps incroyable qu'il me faut parfois pour former une petite phrase. Je pensais aux années qui se sont enfuies et à ma vie qui s'écoule sans laisser de trace sur ces feuillets où je m'obstine à la gâcher.
C'était une matinée radieuse, lumineuse et je marchais sous les mêmes pins, sur les mêmes sentiers où je passais, enfant, avec mes parents, les dimanches d'hiver, quand il faisait beau; avec la même odeur forte de lentisques, d'aiguilles de pin, de terre humide ; avec la même lumière limpide de décembre, une lumière rayonnante et douce à la fois, étrangement familière. En face, le Parnès, si proche, plus neuf que jamais - comme au premier matin du monde...
Soudain, le filet infranchissable qui sépare le présent du passé s est déchiré sous mes yeux. J'ai senti que cette lumière avait tout à coup usé l'étoffe du temps, qu'elle avait transpercé tout horizon, et qu'elle ramenait sous mon regard ma vie d'autrefois ; que tout mon passé se résumait en cet instant et que mes parents - disparus depuis des années - se trouvaient de nouveau près de moi, en moi : invisibles et pourtant incroyablement présents dans ces odeurs, dans cette lumière, dans cet azur immaculé que mon corps absorbait de toute la force de sa mémoire. J'entendis leur sang circuler dans mes veines ; et, indissociable du leur, celui de Haris - mon frère disparu dans sa vingt-sixième année. Oui, j'ai senti ce pouls battre au rythme de mon propre pouls et mon frère mort revivre dans mon sang, tout comme je sentais la lumière du ciel pénétrer dans l'obscurité de mon corps et l'inonder. C'était comme si j'avais vu à l'intérieur de moi-même cet inconnu que j'appelle moi.
Revue de presse :
Seize ans après sa publication grecque, paraît en France Le Dicôlon, livre singulier d'un très jeune vieil homme, né en 1941 à Athènes et conçu selon ses propres dires «quelques jours après la déclaration de guerre entre la Grèce et l'Italie le 28 octobre 1940, peut-être lorsqu'on commença à apprendre les premières victoires grecques dans les montagnes d'Albanie»...
Surtout connu pour ses chroniques, notamment pour la revue L'Atelier du roman (Flammarion), Yannis Kiourtsakis s'essaie à la fiction avec cet ample récit, intitulé en langue originale «Comme un roman». Difficile pourtant de qualifier son livre de «roman», tant celui-ci est innervé par le drame intime, l'autobiographie, la tentative désespérée et minutieuse de reconstruire l'histoire familiale, l'exercice d'équilibriste de l'introspection et de la mise à nu...
Le Dicôlon devient alors ce «roman» des possibles enfuis, où entrent en collusion différentes strates d'identité et d'imaginaire. S'inscrire dans une histoire, collective, affective, endeuillée, tel est l'apprentissage que mime le récit en même temps qu'il dévide sa bobine. Si le romanesque en est un fil, le geste d'écriture y apparaît surtout comme déchirement de soi et effraction de l'autre, entre sacrilège et hommage, trahison et fidélité : (Chloé Brendlé - le Magazine Littéraire, mars 2011 )
Un magnifique roman d'apprentissage. Une odyssée vers l'enfance perdue. Un voyage au pays des morts. Un livre qui raconte comment on devient écrivain, pour apaiser ses blessures. Une parabole sur le destin de la Grèce, tiraillée entre son passé légendaire et son désir de se fondre dans une Europe qui l'ignore et qui la méprise. Tous ces fils se croisent dans Le Dicôlon, où Yannis Kiourtsakis - né à Athènes en 1941 - part à la recherche d'un frère à tout jamais disparu, une quête qui se dessine sur les sables mouvants d'une nation de plus en plus fantomatique, cruellement abandonnée par l'Histoire. (André Clavel - Lire, avril 2011 )
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