Extrait :
L'ART DANS LA VIE, L'ART CONTRE LA VIE
L'autocar de Poggibonsi
Ce matin d'août en Toscane, l'autocar pour Florence que nous aurions dû prendre à Colle di Val d'Eisa a été dérouté parce qu'aujourd'hui «il ponte è rotto» (le pont est hors d'usage, incident inexpliqué que je n'ai pu constater visuellement, et qui me laisse imaginer une pittoresque arche en ruine dans la tradition de la peinture de paysage, là où il n'y a sans doute que les fissures d'un ouvrage de béton mal entretenu). Dans l'incertitude des horaires et du lieu exact du nouvel arrêt, mieux vaut aller le chercher à Poggibonsi, bourgade industrielle banale mais pas tout à fait sans charme. L'arrêt est situé en plein soleil, à côté d'une station-service, dans une zone plutôt désolée de centres commerciaux et d'arbustes grillés. Mais après un moment d'attente dans la grande chaleur de midi, la carrosserie bleue apparaît et nous montons dans l'autocar très plein qui file bientôt sur l'autoroute sinueuse menant à Florence.
Et au cours de ce trajet vers la gare routière de Florence (qui ressemble à un garage-jouet d'autrefois, avec son kiosque à bonbons, ses vieux guichets et ses bancs inconfortables encombrés par les masses chancelantes de sac à dos de jeunes Américains touring in Europe) je me sens envahi par un sentiment de plaisir, précis, évasif et riche d'images et de pensées comme un rêve éveillé. Sans doute le bien-être physique des vibrations du moteur et la fraîcheur d'une légère climatisation y contribuent-ils, après l'effort du tête-à-tête exigeant avec la chaleur de midi. Mais j'ai surtout l'impression de pouvoir céder à une légère torpeur dont il m'est tout aussi facile d'émerger, rouvrant les yeux pour une «reconnaissance» qui rafraîchit à chaque fois mon regard par un nouvel aperçu sur le paysage toscan (bosquets verts, vignes en pente, fermes fortifiées coiffant les collines), en une sorte de continuité discontinue quasi cinématographique. C'est aussi bien l'environnement immédiat des passagers qui me retient et dont je vérifie la présence à chacun de mes «réveils». Je suis assis vers l'avant, à côté d'un jeune homme de nationalité indécise, dont j'ai surtout remarqué les attaches de poignets extraordinairement longues et fines, et qui sommeille contre la vitre. Devant moi, j'aperçois par moments la tête blonde d'un jeune Anglo-Saxon dont les traits évoquent irrésistiblement les scouts idéaux des livres de la collection «Rouge et or» de mon enfance, et qui, retourné, parle à un ami, deux rangs derrière. À ma gauche se trouve un couple d'Asiatiques de grande taille : d'elle, je ne vois que les pommettes hautes, les lunettes et le chemisier à fleurs, et je constate que, seule de tout l'autocar, elle a, avec sagesse, attaché sa ceinture de sécurité. Derrière, j'entends les conversations des Italiens que j'ai entrevus en cherchant une place. Et, en me penchant un peu, j'aperçois la queue-de-cheval blonde de la conductrice qui, assise sur un siège à ressorts (ou peut-être à suspension hydraulique), monte et descend légèrement au gré des cahots de la route, comme si, de nous tous, elle seule naviguait sur un nuage. Ce qui me frappe, c'est l'extraordinaire calme qui règne : la plupart du temps tout le monde est très silencieux, même les deux jeunes Anglo-Saxons parlent à voix basse (c'est tout juste si à l'arrivée à Florence les musiquettes des téléphones portables viendront émailler le silence de sonorités incongrues). La plupart des têtes sont droites et tournées vers l'avant. J'ai le sentiment que tout le monde est attentif et sage, comme en une procession immobile vers un pays de beauté, menée par la conductrice aux gestes calmes et sûrs.
Présentation de l'éditeur :
Avoir une vie esthétique n'est pas aujourd'hui le privilège de quelques dandys ou «connaisseurs». Dans le monde saturé d'images, de mots et de musiques qui est le nôtre, c'est un destin partagé par tous. La vraie question que pose cette vie est celle de l'usage réel que nous faisons des formes auxquelles elle nous expose sans cesse.
Partant d'une rêverie sur le défilement d'un paysage toscan par les vitres d'un autobus, Laurent Jenny trouve chez Proust ou Paulhan des pratiques de «vision du monde en peinture». Il demande à Baudelaire, Valéry et James Sacré ce qu'est un «moment poétique» après en avoir fait lui-même l'expérience. Il se souvient d'un épisode de fièvre et d'un voyage en Inde pour élucider l'usage de la musique comme «scénario énergétique». Il retrouve les encres de Hugo ou les angles des tableaux cubistes de Picasso dans les pixels d'un écran de téléphone portable.
Tout au long de ce parcours, les oeuvres esthétiques apparaissent comme autant de stases dans le flux des sensations et des pensées qui ont assailli d'autres que nous. Elles nous servent de modèle pour, à notre tour, donner figure à la fluidité de nos instants vécus.
Laurent Jenny enseigne à l'université de Genève. Il a publié de nombreux travaux sur l'esthétique et l'idéologie littéraires.
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