Extrait :
DU PROFESSEUR DE DROIT AU PHILOSOPHE CARL SCHMITT
«Je ne comprends pas qu'un homme aussi intelligent que Carl Schmitt puisse être un nazi.»
«... c'était toujours la même question qui se trouvait au coeur de toutes ses réflexions : celle de la signification des juifs pour l'histoire européenne.»
Penseur de la souveraineté de l'État, Carl Schmitt voit dans le libéralisme la destruction de cette souveraineté et, par là même, l'instauration d'un nouvel état de nature, gros de la menace de la guerre de tous contre tous. Nous serions entrés, avec l'extension des démocraties libérales contemporaines, dans ce que Marx appelait déjà, le «stade de l'économie». Mais loin que Carl Schmitt ait en vue le règne de la marchandise et de l'exploitation généralisée qui en est solidaire, loin qu'il accorde un sens à l'idée d'économie politique, le règne de l'économie signe, au contraire, selon lui, la fin de la politique ; aussi longtemps du moins que les conflits de puissance et richesses ne jettent pas les sociétés libérales hors de la neutralisation» du marché et des échanges mondiaux, pour retrouver la politique par la guerre elle-même. La priorité libérale de l'économie sur tous les autres domaines de l'existence collective ferait donc, selon Carl Schmitt, basculer le monde contemporain dans un apolitisme infiniment plus dangereux pour la paix que ne l'étaient les conflits de puissance entre les États modernes (depuis les XVIIe-XVIIIe siècles). Le droit public européen, idéalisé semble-t-il par Carl Schmitt, aurait scellé l'accès à des formes d'équilibre entre puissances européennes. Or, là où les rivaux se traitaient en ennemis publics, là où on était parvenu à la guerre «selon les formes», la mine de la forme moderne de souveraineté de l'État comme la mine corrélative du jus publicum europaeum font resurgir, sous un visage neuf, la «guerre juste» médiévale. Sous couvert de motifs moraux et humanitaires, la guerre combat non un ennemi public, mais un ennemi de l'humanité, c'est-à-dire un criminel qui ne relève plus, s'il reste en vie, du droit de la guerre, mais d'un prétendu droit pénal universel. La criminalisation de l'ennemi transformerait donc la «guerre selon les formes» en croisade, au nom de l'humanité, au nom de la civilisation, au nom du bien... c'est-à-dire en tentative de destruction totale du criminel qui menace l'humanité et ses valeurs sacrées.
Quand donc Carl Schmitt proclame Hegel mort en 1933, il peut vouloir signer la mort de l'idéalisme allemand ; mais plus vraisemblablement, celle du libéralisme classique. Carl Schmitt voit en Hegel un auteur biface : digne d'être admiré, pour avoir su penser la souveraineté de l'État, mais méritant aussi le rejet en raison de son libéralisme. En ce sens, ce serait la distinction hégélienne entre l'État et la «société civile - qui serait proclamée défunte en 1933, au profit de I'«État total». On est bien tenté d'ajouter que la «mort de Hegel» en 1933 signe l'absolu rejet de celui qui saluait en la Révolution française un grand «lever de soleil», de celui pour qui Droit, État et Liberté sont inséparables.
Quoi qu'il en soit, le point qui nous retient réside dans la filiation qui relierait Carl Schmitt à Hegel, filiation souvent mise en avant pour voir en Hegel la source de l'État totalitaire. Carl Schmitt, en ce qui concerne la pensée de l'État et de sa souveraineté, en appelle souvent au Léviathan de Hobbes, mais également, à Hegel.
Comment aborder la question de la nature du philosopher dans les écrits de Carl Schmitt ? D'une part, sans embrasser la totalité de ce qu'engage son rapport à Hegel, nous pouvons chercher comment le juriste lit quelques éléments de la théorie politique hégélienne. Carl Schmitt lit-il en philosophe un autre philosophe ? Cette question nous paraît constituer une bonne pierre de touche. D'autre part, puisque, selon Carl Schmitt, le politique se reconnaît à la capacité de discriminer souverainement entre «amis et ennemis» publics, si on regarde d'un peu près comment Carl Schmitt formule cette distinction, qui joue un rôle tellement majeur dans sa pensée, on disposera, croyons-nous d'une seconde pierre de touche.
Présentation de l'éditeur :
Passer de Nietzsche à Rosenberg donne la mesure de la catastrophe dans laquelle a sombré la production philosophique dans l'Allemagne de la «révolution conservatrice». Cette abondante et multiforme littérature aura assurément contribué à faire tenir pour évidences inébranlables des convictions insensées, pour lesquelles le crime devient vertu tandis que le fantasme de la race et du Volk germaniques s'élèvent à la valeur suprême.
C'est à cerner les voies d'une accablante destruction de la philosophie que l'essai s'attache. L'océan des faussaires, loin d'être homogène, fait l'objet d'un travail de distinctions soucieux de ne pas diluer dans la notion vague de «fausse philosophie», l'abîme qui sépare par exemple un Schuler d'un Spengler. C'est que la parodie de philosophie peut venir d'illuminés obsessionnellement antisémites, elle peut venir de francs escrocs, comme elle peut être le fait d'esprits instruits et sans doute sincères. Ceux-là suscitent l'intérêt, d'autant que la réception de leurs inventions connaît un accueil bienveillant fort au-delà du moment de leur apparition. Tel est le cas de Spengler. Examiner son Déclin de l'Occident conduit à introduire une notion neuve : celle d'idéologie philosophique, dont la portée paraît généralisable. L'ouvrage se meut donc sur deux rives.
Il prend son départ dans une perplexité initiale : par quels chemins de pensée et d'écriture la grande tradition philosophique allemande a-t-elle été massacrée pour s'échouer et rendre l'âme, comme il arrive avec les «visions-du-monde» et le Mythe du XXe siècle ?
Mais l'examen de cette question fraye un chemin indépendant de la configuration historique en jeu. La notion d'idéologie philosophique éclaire une classe d'écrits désormais continûment présents : les mots par lesquels Hannah Arendt se voit elle-même en formulent la nature paradoxale, puisqu'il s'agit de rédiger en philosophe de l'antiphilosophie.
Edith Fuchs, normalienne et agrégée de philosophie, est professeur honoraire de philosophie en première supérieure et maître de conférence à l'institut d'études politiques de paris. Elle a publié des articles dans la Revue philosophique de la France et de l'étranger et dans la Revue d'histoire de ta Shoah.
Les informations fournies dans la section « A propos du livre » peuvent faire référence à une autre édition de ce titre.