Extrait :
La semaine des quatre jeudis : autant dire jamais. Il n'y a pas de jamais : tout est permis, tout est promis. Quand je m'assois à ma table pour écrire la chronique d'une existence, décrire mes relations avec mes contemporains, mes ascendants ou descendants, donner le poids des événements, je me sens à la fois l'humeur d'Ulysse et de Pénélope. Je suis en mouvement, je vais en voyage et je m'arrête pour traduire ce mouvement en mythes. Je n'ai pas de mémoire. Mon ami médecin et peseur d'âmes dirait que je n'en veux pas pour pouvoir sauver l'imaginaire. Je cherche les correspondances entre le monde et l'image que je m'en fais. Cette correspondance du réel et de l'utopie, cette amitié pour la vie, qui abolissent les contradictions entre la solitude et la société sont le fragile fondement de mon bonheur.
Voyeur, je choisis les instants de ma vie et de la vie des hommes pour en faire des instants lumière. Ils composent les règles d'un bien-être, d'une éthique qui reconnaît que le mal que l'on fait aux autres est souvent le même que celui qu'on se donne ou que l'on fait à soi-même. Où sont aujourd'hui ces instants, ces images lumière, à quelle distance ont-elles été portées à la vitesse de neuf milliards et demi de kilomètres par an ?
Pendant vingt-cinq ans, de dix-sept ans à quarante-deux ans, je n'ai eu qu'une vie privée : les événements glissaient comme l'eau sur un canard. Puis le passage clandestin où je devenais sans le savoir un citoyen, puis l'irruption de la vie publique. Vinrent les vingt-cinq années de 1942 à 1968 où les événements pénétraient ma vie privée sans la dominer. Dans cette deuxième tranche, dans cette période historique bien plus que dans la première, l'univers des sens, celui de la raison ont été bouleversés. Mais dans mes deux vies, à un niveau différent, les moments que ma mémoire choisit témoignent d'une remise en cause, d'une contestation sociale, d'un refus du catéchisme des bonnes moeurs.
À dix-sept ans, j'avais secoué la tutelle. Depuis ma puberté je vivais l'enfer du sexe, tyran délicieux et signe du péché. Dieu, le dieu des miens, était ma punition. J'approchais une cousine, une fille lumière qui se nommait Jacqueline. Elle avait de longues jambes. Elle était plus âgée que moi. Un jour dans son château - tout le monde avait des châteaux dans la famille - j'étais entré dans sa chambre, le matin, à la Grange près de Sancerre dans le Cher. Elle était dans son lit : debout, je l'avais caressée entre ses jambes. Elle y avait pris plaisir : j'étais enchanté et désespéré. Je lui demandai pardon : elle rit. Je me demandais à moi-même si cela était courant. Elle avait été à la messe la veille. La virginité n'était qu'un capital dont on faisait usufruit, gardant la nue-propriété pour le mariage. Le prêtre était là pour effacer tout avec cinq Ave et cinq Pater, et la vaine promesse de ne pas recommencer. C'était la différence avec les animaux et les fleurs que je ne connaissais pas alors. Aujourd'hui le pape Paul VI retourne cinquante années en arrière pour rétablir le mythe du péché de chair, condamner l'érotisme et réduire les valeurs sexuelles à la procréation.
Présentation de l'éditeur :
Voici les mémoires jusqu'ici inédits d'Emmanuel d'Astier, compagnon de la Libération comme ses deux frères François et Henri. D'Astier en a rédigé la plus grande part entre 1968 et 1969. Il est mort avant d'avoir pu compléter son texte.
C'était dans son esprit la suite de Sept fois sept jours, le récit de la Résistance et des sept allers-et-retours entre la France occupée et la France libre de Londres. Dans la Semaine des quatre jeudis, il raconte son enthousiasme pour le communisme en 1948, ses entretiens avec le général de Gaulle en 1958, son intérêt pour la jeunesse insurgée de Mai 68.
Et puis toujours - parce que cet acte fondateur l'a révélé à lui-même - l'épopée de la Résistance.
D'Astier se veut un classique : il écrit avec retenue. Chroniqueur curieux de tout, moraliste fraternel, il se distingue par son art du portrait, de Gaulle bien sûr, Svetlana Staline, un ouvrier communiste, un clochard ou une cover-girl...
Il parle autant des autres que de lui et à travers les portraits de ses personnages trace le sien : celui d'un aristocrate progressiste et révolté qui a traversé avec panache le XXe siècle.
Emmanuel d'Astier de La Vigerie est né à Paris en 1900. Ancien officier de marine, écrivain et journaliste, il refuse l'armistice de 1940 et fonde Libération, l'un des trois grands mouvements de Résistance. En 1943, il se retrouve commissaire à l'Intérieur dans le gouvernement provisoire du général de Gaulle. Directeur de Libération grand quotidien progressiste, député d'Ille-et-Vilaine, compagnon de route des communistes, il se rapproche à nouveau du général de Gaulle dans les années 1960. Le PCF ferme Libération. D'Astier lance un nouveau journal, l'Événement... Il meurt en 1969.
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