Extrait :
La légèreté des biographies ne nous a guère habitués à la râpe de cette langue. Le ton neutre des registres de l'État civil nous rend inhospitalière cette parole de feu. Nous aurions aimé commencer moins abruptement pareil ouvrage. Mais c'eût été monnayer une oeuvre rare contre quelques sucreries.
«Cinquante piges» pour dire le cheminement d'une vie poussée aux limites du possible, «cinquante piges» pour se ressaisir et s'appartenir. En avançant «vers la paroi d'affre durcie», Artaud s'invente et s'écrit : corps de chair saisi dans l'imminence d'une dislocation, corps «né du hasard de la défèque» et faisant «sauter la sexualité», corps christique livré à la copulation, corps glorieux exhibé en sa passion, corps puant, viande ou barbaque plus que chair, «corps sans organes» enfin. Le corps - autre mot d'une interpellation de soi -force l'écriture toujours plus loin. Dans le travail d'une langue propre, il surgit comme élément de rupture, désigne une altérité nouvelle, indique la limite de toute signification. Le corps est ce qu'Artaud n'est pas, ce qu'il n'a pas. Le mot sans cesse repris de sa «biographie».
L'ultime feuillet autographe du dernier des Cahiers de Paris (mars 1948) parle d'un «personnage» qui, chaque matin, revient «accomplir sa / révoltante, criminelle/ et assassine / fonction» : «continuer à / faire de moi / cet envoûté / éternel / etc. etc.». Aucune oeuvre sans doute ne s'est terminée ainsi, hantée par un immuable dessaisissement, possédée par le retour du même et l'emprise de l'autre. Mais quelles phrases l'ont inaugurée ? Quels chemins a-t-elle empruntés ? Quels paysages a-t-elle traversés ? Quelles vies, quelles morts a-t-elle imaginées ? Quelles interruptions ? Quelles effractions ?
Ces lieux d'écriture sont la matière de cet ouvrage. Mémoire du corps, souffle du chant, scansion de la voix gomment la plate linéarité des faits. «Parce que de temps en temps la vie, cher Peter Watson, fait un saut, mais cela n'est jamais écrit dans l'histoire et je n'ai jamais écrit que pour fixer et perpétuer la mémoire de ces coupures, de ces scissions, de ces ruptures, de ces chutes brusques et sans fond.»
Une telle oeuvre fait époque et césure.
Présentation de l'éditeur :
Les villes de Marseille et de Paris, le Mexique précolombien et l'Irlande archaïque, les asiles de Sotte-ville-les-Rouen, de Sainte-Anne, de Ville-Evrard et de Rodez puis la maison de santé d'Ivry jalonnent l'existence d'Antonin Artaud (1896-1948). Ces lieux, esquissant le cadastre d'une vie, marquent le déploiement d'une oeuvre essentielle. Artaud se cherche dans le tracé d'une écriture vive. Toute mesure délaissée, il se désigne sous les traits de «l'imaginatif noir», «jamais situé, jamais défini». Formant la matière de ce livre, les avancées, les écarts, les détours d'Artaud dessinent l'espace éclaté de sa singulière «biographie».
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