Extrait :
Extrait de la présentation
Qui a subi au cours de sa vie le traumatisme d'une nouvelle affreuse n'oublie jamais la date, le lieu, la circonstance, la couleur particulière du jour, et jusqu'aux chemins sur lesquels vagabondait la pensée lorsque le coup a été porté. Ainsi en est-il pour Renan quand il apprend que la France a déclaré la guerre à la Prusse. On est le 16 juillet 1870. Renan, invité par le prince Napoléon à une croisière nordique, se trouve à Tromso : dans les yeux, «le plus splendide paysage de neige des mers polaires»; dans la pensée, «les îles des morts» de la légende celtique. Loisir estival, découverte émerveillée de la nature Scandinave, rêverie heureuse nourrie des mythes celtes et germains : tout cela foudroyé par la dépêche fatale.
Renan a quarante-sept ans, et son entrée dans la vie politique active est toute récente. Jeune homme, à la différence de tant de ses contemporains, il était resté assez indifférent à l'émeute de février 1848, et si les journées de Juin lui avaient révélé la férocité de la lutte des classes, il ne lui imaginait alors d'autre remède que l'éducation scientifique de la nation : c'est cette conviction qu'exprime l'année suivante un ouvrage tout vibrant de foi dans le progrès, L'Avenir de la science, et qu'il ne publiera que bien plus tard. Le coup d'État de 1851 n'a rien qui puisse séduire celui qui dès lors se pose en champion de la liberté de l'esprit contre le dogmatisme religieux. On le retrouve donc sans surprise au côté des monarchistes constitutionnels et des républicains modérés dans les milieux et les journaux de l'opposition libérale. Interdit d'enseignement au Collège de France, vilipendé par toute l'opinion catholique pour La Vie de Jésus (1863), Renan ne peut toutefois être compté parmi les adversaires irréductibles de l'Empire. Il s'en rapproche au fur et à mesure de l'évolution libérale du régime. C'est du reste à l'appel d'un journal de Seine-et-Marne, L'Empire libéral, qu'il se présente en 1869 aux élections législatives dans la circonscription de Meaux : première incursion du clerc dans la compétition politique, qui se solde au demeurant par l'échec.
«Pas de guerre», avait écrit en tête de son programme le candidat malheureux. Toute guerre, Renan le sait, ouvre la boîte de Pandore de la haine, du ressentiment et de l'orgueil. Mais cette guerre-ci, entre deux nations civilisées, est pire encore. Elle fracasse ce qui fait précisément pour lui la civilisation, le dépassement des instincts humains sans lequel il n'est pas de vie supérieure. Un séisme donc, et qui va connaître, en quelques mois à peine, de terribles répliques. Tout de suite, dès août, la surprise douloureuse des premiers revers militaires, qui altère profondément l'image glorieuse que se font les Français de leur nation guerrière. En septembre, le choc de Sedan, suivi de la proclamation de la république. En janvier, la capitulation de Paris, et la négociation de la paix payée en mai par la violence faite à la Lorraine et à l'Alsace et l'amputation territoriale : «plaie béante» celle-ci, inguérissable, une «cession d'âmes», qui laisse prévoir une France désormais obsédée par la reconquête des provinces perdues et la fait entrer, dès Sedan, dans une menaçante avant-guerre. Enfin, entre janvier et mai, et pour achever le tremblement de terre, Paris en flammes et la résurgence dans la politique française, avec la Commune, de la passion révolutionnaire : une guerre encore, civile cette fois et d'autant plus féroce, «plaie sous la plaie», «abîme au-dessus de l'abîme».
Présentation de l'éditeur :
Présentée par l'une des plus grandes historiennes de notre temps, une méditation politique et philosophique sur la France à l'occasion de l'effondrement de 1870-1871 face à l'Allemagne, par l'un des plus grands esprits du XIXe siècle. Un texte capital de notre patrimoine intellectuel.
Regroupant des textes écrits entre 1869 et 1871, La Réforme intellectuelle et morale donne la mesure du choc provoqué dans l'esprit français en 1870 par la victoire de l'Allemagne, dont Ernest Renan avait été jusque-là l'admirateur fervent. De là une réfl exion saisissante sur les destinées respectives de la France et de l'Allemagne aux prises avec la violence de l'histoire, dans la perspective d'un relèvement nécessairement douloureux.
" La Réforme intellectuelle et morale livre une pensée de la nation, et c'est à elle que Renan, si communément oublié aujourd'hui, doit de vivre encore dans la mémoire contemporaine. Notre époque, toutefois, simplifie outrageusement cette pensée. Car si Renan sait qu'au XIXe siècle la nation est la manière ordinaire de penser le collectif, elle n'en est pas moins, au regard de l'humanité et de la civilisation, une réalité parcellaire, de moindre dignité(...). Les grandes nations sont celles qui ont assumé une mission d'universel (...) Au moment où nous peinons tant à définir l'identité nationale, comment ne pas constater que c'est à réaliser cette alliance difficile que nous sommes toujours conviés ? "
Mona Ozouf
Philosophe et historienne, Mona Ozouf s'est fait connaître par ses travaux sur la Révolution, la condition des femmes et la singularité française.
Les Mémorables
Une collection dirigée par Laurent Theis
les plus grands textes d'hier présentés par les meilleurs esprits d'aujourd'hui
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