Extrait :
HANOÏ
Je suis peut-être la réincarnation de mon frère Daniel, né en 1925 et décédé dans des circonstances dramatiques, en 1927.
C'était à Phnom Penh, un après-midi, juste après une averse pendant la saison des pluies. Il avait deux ans et marchait en tenant la main d'une petite fille, âgée de cinq ans. Les deux mères les suivaient à une dizaine de mètres. Une ligne de courant électrique, qui avait été arrachée par le vent, traînait par terre, dissimulée dans l'herbe mouillée. Daniel mit le pied sur le fil et la mort des deux enfants fut instantanée. La souffrance morale de mes parents fut terrible. Jamais ce sujet ne fut abordé et aucune photographie de ce frère ne figure dans l'album de famille. Je possède cependant un portrait, réalisé à partir d'une photographie. C'était un petit garçon blond, aux yeux bleus, qui me ressemblait étonnamment. Après la naissance de ma soeur Thérèse, en 1929, mon arrivée fut donc une forme de réincarnation.
Coïncidence ou prédestinée, je suis né le 4 août 1932, jour anniversaire de l'abolition des privilèges et par voie de conséquence des privilèges coloniaux. Heureusement pour mes parents, je crois avoir toujours eu la «baraka».
Je suis né à Hanoï où mon père était professeur de mathématiques au lycée Albert-Sarraut. Attiré par l'Asie, il était parti en Indochine en 1924, jeune marié, dès qu'il avait eu son titre de professeur. Il y resta jusqu'en 1968, au-delà de l'âge normal de la retraite, tant il aimait vivre dans ce pays, entouré de ses amis et en particulier d'Eugène Pujarniscle, professeur de lettres, poète et écrivain.
Hanoï est une très belle ville construite autour de nombreux lacs et étangs. Assez curieusement, les maisons sont à colombages, comme en Normandie, ce qui témoigne de la volonté des colons de cette époque de recréer une petite France. Quoi qu'il en soit, l'ensemble était joli et les Vietnamiens ont préservé depuis cette ambiance.
Nous habitions une maison avec un petit jardin en bordure d'un des lacs.
La nounou qui me portait était considérée comme ma seconde mère. Elle s'appelait Thi Hai, ce qui signifie «deuxième fille». En effet, les Vietnamiens utilisaient les chiffres de 2 à 10 pour identifier les filles : Thi Hai, Thi Ba, Thi Bon, Thi Nam, etc. Ils omettaient Thi Mot (la première) par superstition, les accidents étant peut-être plus fréquents chez les premiers-nés. Je ne sais pas ce que pensent les féministes de cette dénomination chiffrée, mais elle n'enlevait rien à leur féminité, ni à leur charme.
Thi Hai était une bonne nounou. Elle avait été engagée sur la recommandation du bep (le cuisinier), qui parlait bien le français et avait autorité sur les autres domestiques. J'aurais aimé qu'on lui demande de me parler en vietnamien pour mieux m'intégrer à cette culture. Malheureusement, les coloniaux, et ma mère en particulier, considéraient le vietnamien comme un dialecte sans intérêt.
Présentation de l'éditeur :
Daniel Guilmet, un des plus éminents praticiens français en chirurgie cardio-vasculaire, est né en 1932 à Hanoï, où son père enseignait les mathématiques.
Il fut élevé par une nounou vietnamienne.
En 1935 toute la famille part pour Phnom Penh, où elle demeure jusqu'en janvier 1941, y menant la vie des «coloniaux» : invitations aux fêtes royales, découverte des temples d'Angkor, promenades sur le Mékong.
Mais en 1940, la France est en guerre, les Japonais occupent toute l'Indochine et les Français vont y vivre en autarcie avec un gouverneur général, l'amiral Decoux, qui va appliquer les lois de Vichy et faire de nombreux internements arbitraires. Franc-maçon, le père de Daniel Guilmet en subira les conséquences. D'abord muté à Saigon, puis rayé du cadre des fonctionnaires, il fut emprisonné en octobre 1941 puis astreint à résidence surveillée à Thu Dau Mot, à quarante kilomètres. Là, il trouvera un travail dans une charbonnière pour pouvoir faire vivre sa famille restée à Saigon. Daniel fréquente alors le lycée Chasseloup-Laubat, réservé, à quelques exceptions près, aux seuls Français.
En 1945, après la reddition du Japon, Ho Chi Minh proclame l'indépendance du Vietnam le 2 septembre à Hanoï. Un hommage est rendu par l'auteur à l'oncle Ho.
Un an après, lorsque les derniers espoirs d'une négociation conduisant à une indépendance à terme s'évanouissent, la famille Guilmet est rapatriée en France. Daniel fera ses études à Condorcet, puis à la faculté de médecine. Il s'inscrira au parti communiste pour défendre la paix au Vietnam, et le quittera avant la mort de Staline. Il continuera à s'intéresser de très près au Vietnam en suivant la guerre d'Indochine, le procès de Decoux et tout ce qui a trait à ce pays «presque sien».
Daniel Guilmet parle de son expérience de chirurgien dans Le Coeur qui bat (Éd. de Fallois, 1997). Il est le président fondateur de l'ADETEC, l'Association pour le développement de la chirurgie cardiaque, créée en 1971 pour financer des recherches (www.adetec.eu)
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