Extrait :
Furieuses saisons
Cette durée qui mue les Pyramides en colonnes de neige, elle passe en un instant.
Sir Thomas Browne
La pluie menace. Déjà, de l'autre côté de la vallée, une épaisse brume grise masque la cime des collines. Des nuages noirs, mouvants, couronnés de volutes blanchâtres, s'engouffrent dans la vallée et passent au-dessus des champs et des terrains vagues qui font face à l'immeuble. Si Farrell se laissait aller à son imagination, il verrait dans ces nuages de grands chevaux noirs, leurs crinières blanches soulevées par le vent, avec derrière eux des chars noirs tournant lentement, inexorablement, et çà et là un cocher empanaché de blanc. Il referme la porte-moustiquaire et suit des yeux sa femme qui descend l'escalier à pas lents. Arrivée en bas, elle se retourne et lui sourit ; il rouvre la porte, agite la main. Elle monte en voiture et démarre. Il revient dans le séjour et s'installe dans le gros fauteuil de cuir, sous le lampadaire en laiton, laissant pendre ses bras le long des flancs du fauteuil.
La pénombre a totalement envahi la chambre quand Iris sort de la salle de bains, enveloppée d'un peignoir blanc qui flotte sur elle. Elle tire le tabouret de la coiffeuse et s'assied en face du miroir. De la main droite, elle saisit une brosse en plastique blanc au manche incrusté de simili-nacre et entreprend de se brosser les cheveux avec des mouvements longs, cadencés. La brosse parcourt toute la longueur de sa chevelure, de haut en bas, en produisant un imperceptible crissement. Elle maintient ses cheveux contre son épaule de la main gauche et exécute les longs mouvements rythmiques avec la main droite. A un moment, elle s'interrompt brièvement pour allumer la lampe au-dessus du miroir. Farrell prend un magazine dans le porte-revues à côté du fauteuil, lève le bras pour allumer le lampadaire et cherche le cordon à tâtons, en effleurant au passage l'abat-jour façon parchemin. La lampe est à cinquante centimètres au-dessus de son épaule droite, et l'abat-jour brunâtre crépite légèrement sous ses doigts.
Dehors, il fait noir, et l'air sent la pluie. Iris lui demande de fermer la fenêtre. À présent, il peut voir son reflet dans la vitre et derrière lui celui d'Iris, assise à la coiffeuse, qui le regarde, avec à côté d'elle un autre Farrell, moins net, fixant une autre fenêtre. Il faut encore qu'il passe un coup de fil à Frank pour lui confirmer la partie de chasse du lendemain. Il feuillette le magazine. Iris ôte la brosse de ses cheveux et frappe un petit coup avec sur l'angle de la coiffeuse.
- Lew, dit-elle, tu sais que je suis enceinte ?
Présentation de l'éditeur :
«Il y a d'abord cette vision fugace. Ensuite, la vision fugace s'anime, se mue en quelque chose qui va illuminer l'instant et va peut-être laisser une empreinte indélébile dans l'esprit du lecteur, qui l'intégrera à son expérience personnelle de la vie, pour reprendre la belle formule de Hemingway. Pour de bon. Et à jamais. C'est là tout l'espoir de l'écrivain.»
Raymond Carver est né en 1938 à Clatskanie (Oregon), sur la côte nord du Pacifique. Il a passé son enfance et son adolescence à Yakima, dans l'État de Washington.
À dix-huit ans, Carver épouse une jeune fille de seize ans, Maryann. Commence alors une vie chaotique : tantôt enseignant, tantôt veilleur de nuit ou standardiste, c'est surtout la dépendance à l'alcool qui rythme son existence.
En 1958, il fait la connaissance de l'écrivain John Gardner. Cette rencontre est une révélation. Carver doit écrire. Il faudra néanmoins dix ans avant que le magazine Esquire accepte une de ses nouvelles. Après la publication de ses deux premiers recueils, tout s'accélère : Carver signe avec le New Yorker un contrat d'exclusivité. Il donne des cours dans plusieurs universités. Prix littéraires, bourses, subventions, les distinctions se multiplient. Son oeuvre est traduite en Europe et au Japon. Il voyage, multiplie les contacts à l'étranger. Des disciples commencent à se rassembler autour de lui. Il ne les reconnaîtra jamais comme tels, réservant son affection à des écrivains souvent très différents de lui.
En 1977, Carver rencontre l'écrivain Tess Gallagher, qui devient sa compagne. Il cesse de boire. Cette victoire sur l'alcoolisme est, à ses yeux, son plus beau titre de gloire. En 1988, alors qu'il se sait atteint d'un cancer du poumon, Raymond Carver épouse Tess à Reno et se retire à Port Angeles (Washington). Il disparaît quelques mois plus tard, le 2 août 1988. Ce jour-là, un titre barre la une du Sunday Times : «Le Tchékhov américain est mort».
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