Extrait :
Le chapitre de la dignité blessée
Je vais au bal ce soir. J'irai si j'en ai le courage. J'irai certainement. Après tout, c'est vendredi.
Anna lave ses cheveux, les couvre de baume et d'une serviette, s'acharne à mettre et enlever et remettre mascara et ombres violettes sur ses cils, sur ses paupières. Elle étale sur le lit quelques vêtements, deux jupes longues en laine, un pantalon noir, trois robes, l'une est noire, l'autre parsemée de petites fleurs rouges et violettes, la troisième est trouée. Les exemples de femmes ermites revenant à la société ne l'aident guère : il n'y en a pas. Elle vernit ses ongles et agite les doigts, mains en l'air, comme faisait sa mère, en tâchant de prendre un air raffiné.
Si l'on scrutait l'âme d'Anna, on découvrirait la naïveté de celle qui n'a pas compris que le temps passe pour de bon, et l'optimisme terrifiant qui jette des êtres par-dessus les balustrades. On peut se demander ce qu'Anna espère. Sans attendre de réponse, car la plupart des espoirs sont sans nom.
Le soir venu, elle se rend à la fête. Elle porte une robe noire à col rond et à manches trois quarts, qui s'arrête à mi-mollets. Dessus, un collier d'ambre. En bas, des escarpins qui lui scient la base des orteils. Elle ressemble assez à l'idée que nous pouvons nous faire de la dignité blessée. Le plus dur est de ranimer ses yeux, elle les a regardés dans la glace, ils sont ternes et éteints, ses iris tilleul ont pris une couleur jaunâtre boueuse, et le blanc de l'oeil est un peu gris, elle compte sur le Champagne et les sourires.
Les portes de l'ascenseur s'ouvrent, elle grimpe vers l'appartement d'où s'échappent des rires ennuyés. Dans l'entrée, des livres d'art et un seau à Champagne géant. Cor-délia, qui l'a invitée à cette soirée, s'avance, sa robe jaune lui donne un air de poussin, son petit derrière de poussin rebique, et ses mules dorées claquent. Elle tient un jeune homme par le coude.
Anna ! Bienvenue ! Comme je suis heureuse ! Tu connais Alexandre ? Il travaille dans une boîte de communication.
Anna se tord les mains avec nervosité et tire sur sa manche, malheureusement trop courte, pour cacher des cratères autour de son coude, la cicatrice de son poignet gauche et des irrégularités pigmentaires. Elle essaie de vibrer au diapason de cet accueil. Elle se sent molle.
Anna a vécu avec Marek Meursault, dit Cordélia avec satisfaction en se tournant vers Alexandre.
Anna attend qu'elle ajoute autre chose. Qu'elle jette une pelletée supplémentaire de terre et de crachats. Quelque chose comme Anna est au chômage, quelque chose comme il fut un temps où tout le monde parlait d'Anna. Vous savez ce qu'elle a fait, bien sûr ? Ou d'autres horreurs que l'on balance quand les gens ont le dos tourné, mais parfois aussi, quand ils sont vraiment à terre, devant leur figure.
Présentation de l'éditeur :
Anna est idéaliste.
Molly, sa soeur, est réaliste.
L'une traque la vérité dans les mots, l'autre la réalité dans l'action.
Mais toutes deux militent pour la victoire de la Révolution.
Avec leurs compagnons, Marek et Boris, elles se prennent pour les trois mousquetaires de la liberté.
Vingt ans après : Anna est devenue écrivain, elle a connu le succès, puis le dénuement et l'oubli. Molly est médecin et affronte la misère du monde. Marek est mort en prison au Mexique, après l'échec de la lutte armée. Boris, lui, continue à se battre - en vain ?
C'est alors qu'Anna décide de relire ses carnets.
Une mère excentrique, des amants inconstants, le rêve d'une communauté utopique et l'éclat trompeur du milieu littéraire, une balade dans l'Italie «rouge» sont quelques-uns des thèmes et des personnages de ce roman incroyablement vivant, dont l'humour ne parvient pas toujours à dissiper la mélancolie.
Complice mais féroce, Geneviève Brisac se penche sur leur destin, leurs engagements et leurs désillusions. Car c'est, bien sûr, d'une éducation sentimentale qu'il s'agit ici. Celle d'une génération qui, à défaut de se perdre, n'a jamais cédé sur son désir.
Romancière et nouvelliste (Week-end de chasse à la mère, prix Femina 1996), Geneviève Brisac a publié plusieurs récits [Une année avec mon père, 2010), des chroniques (Moi, j'attends de voir passer un pingouin, 2013) et de nombreux essais littéraires (consacrés notamment à Virginia Woolf, Flannery O'Connor, Karen Blixen, Alice Munro). Elle écrit également pour le cinéma (avec Christophe Honoré) et pour le théâtre.
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