Extrait :
Le deuxième paradis I
«Parlabane est de retour.
- Quoi ?
- Comment ? Vous ne connaissez pas la nouvelle ? Parlabane est de retour.
- Oh ! mon Dieu !»
J'ai descendu le long couloir à la hâte, me frayant un passage parmi des étudiants et des professeurs en train de bavarder. Un peu plus loin, j'ai entendu un autre prof aborder ainsi l'un de ses confrères :
«Vous êtes au courant pour Parlabane ?
- Non. Qu'est-ce qu'il a fait ?
- Il est de retour.
- Pas ici, tout de même !
- Si. Au collège.
- Il ne va pas rester, j'espère ?
- Impossible à dire, surtout avec quelqu'un comme lui !» C'était exactement ce qu'il me fallait. Une entrée en matière pour le moment où nous nous reverrions, Hollier et moi, après quatre mois, ou presque, de séparation. Lors de notre dernière rencontre, il était devenu mon amant - c'était du moins ce que j'avais la vanité de penser. En tout cas, il était devenu pour moi l'objet d'un amour torturant. J'avais passé toutes les vacances d'été dans l'agitation, attendant désespérément de recevoir de lui une carte postale d'un de ces endroits d'Europe qu'il visitait. Mais Hollier n'était pas quelqu'un qui envoyait des cartes postales. Ou qui vous disait beaucoup de choses sur un plan personnel. Il était cependant capable de s'exciter, de s'abandonner à ses sentiments. Ce jour, au début du mois de mai, où il m'avait parlé de l'évolution de son travail, et où moi, si désireuse de lui rendre service pour gagner sa reconnaissance et peut-être même son amour, j'avais commis l'inexcusable faute de lui révéler le secret du bomari, il avait paru comme transporté. C'est alors qu'il m'avait serrée dans ses bras, posée sur cet horrible vieux canapé qui se trouve dans son bureau et prise dans un grand désordre de vêtements, des grincements de ressorts et l'angoisse sous-jacente que quelqu'un pût entrer. C'est ainsi que nous nous étions séparés, lui, très gêné, moi, bouleversée, stupéfaite et subjuguée. Maintenant j'allais me retrouver face à lui. J'avais bien besoin d'une phrase qui préluderait à la conversation.
J'ai donc gravi l'escalier tournant jusqu'au deuxième étage (les plafonds de St. John étant très hauts, c'est plutôt comme si on en montait trois). Pourquoi me hâtais-je ? Étais-je si impatiente de le voir ? Oui, bien sûr, mais en même temps j'appréhendais cet instant. Comment salue-t-on un professeur, votre directeur de thèse, dont on est amoureuse, qui vous a prise sur son vieux canapé et qui, on l'espère, partagera vos sentiments ? Je suis arrivée sur le palier, hors d'haleine. Il n'y avait là qu'un seul appartement : le sien. Sur la porte du bureau, un écriteau tout déchiré annonçait, calligraphié de sa main : «Le professeur Hollier est là. Frappez et entrez.» Après m'être rendue à cette invitation, je l'ai vu. Il était assis à sa table, ressemblant à un Dante qui aurait eu de meilleures dents supérieures ou à Savonarole, en bien plus beau. Un peu étourdie, j'ai débité en bredouillant la grande nouvelle.
«Parlabane est de retour.»
Je ne m'attendais pas à produire un tel effet. Hollier s'est redressé sur sa chaise. Je ne peux pas dire qu'il soit resté bouche bée, mais sa mâchoire s'est détendue et sa figure a pris cette expression d'intérêt profond que j'aime encore mieux que son sourire - qui n'est pas ce qu'il a de plus attirant.
Présentation de l'éditeur :
Collectionneur d'art, millionnaire, peintre contrarié, Francis Cornish est peut-être bien le faussaire du siècle. Après sa mort, trois de ses amis tentent d'élucider les mystères de sa personnalité. Mais l'entreprise se révèle bien plus ardue qu'il n'y paraît, car que sait-on vraiment de la vie d'un homme ? Qu'il s'agisse d'administrer le legs Cornish (Les Anges rebelles), d'écrire la biographie du grand homme et de tenter de mettre au jour les zones d'ombre de son existence (Un homme remarquable) ou de perpétuer sa mémoire en mettant en scène un opéra d'Hoffmann (La Lyre d'Orphée), rien ne se passe jamais comme prévu. Le lecteur se trouve alors emporté dans une traversée comique et cruelle du siècle. Il croisera dans son périple une jeune doctorante tzigane au charme magnétique, un moine défroqué et diabolique, deux anges biographes, et E.T.A. Hoffmann lui-même surgi des limbes...
Les trois romans de La Trilogie de Cornish témoignent de l'imagination débridée de leur auteur. Dans un grand éclat de rire, Robertson Davies mêle la théorie jungienne, le tarot, le campus novel et le roman de moeurs, pour prendre place parmi les meilleurs romanciers, ceux qui, comme l'écrivait Nabokov, possèdent le shamantsvo, l'âme du conteur.
Né en 1913 en Ontario, Robertson Davies est l'une des figures intellectuelles les plus importantes du Canada anglophone. Tour à tour professeur d'université, acteur, journaliste, il a écrit une oeuvre abondante qui s'exprime dans tous les genres littéraires, et comprend notamment Fantômes et Cie (L'Olivier, 1995) ou Le Maître des ruses (L'Olivier, 1997). Il est mort en 1995.
«Les plus chaleureux des livres méchants. Ou le contraire.»
Frédéric Vitoux
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