Extrait :
LE DON DE DIEU (Les années 1920)
Trois paysannes d'un certain âge voyageaient sur les tampons d'un wagon de marchandises, qu'elles avaient recouverts d'une planche.
Deux d'entre elles transportaient chacune un sac de farine. La troisième, seulement un petit baluchon.
Elles étaient montées la nuit, en catimini, volant dans une gare la planche qui leur servait de siège.
- Seigneur mon Dieu, j'ai fait trois cents verstes * pour acheter de la farine, et on m'a volé mon argent, dit la femme qui n'avait qu'un baluchon, et elle se mit à pleurer.
- Un malheur..., répondit sa voisine, une petite vieille dont les bandes molletières blanches, retenues par des ficelles, formaient une couche épaisse autour de ses jambes. Et moi, le Seigneur m'a aidée. D'accord, j'ai passé des nuits blanches, mes yeux se ferment, mais quand je me dis que j'apporte de la farine à la maison, mon coeur se met à bondir de joie. Et dire que je l'ai eue pratiquement à l'oeil : c'était un homme à qui on a volé son argent, comme à toi, tiens, il n'avait plus de quoi continuer le voyage, alors, il me l'a vendue pour mille roubles.
- Ça t'est tombé du ciel, un vrai don de Dieu, dit la paysanne au baluchon.
La vieille, propriétaire de la farine, soupira avec compassion, puis tâta son sac et s'assit plus confortablement, appuyant son pied sur le disque du tampon.
- Reine des cieux, sainte mère, que vais-je devenir ? dit la paysanne au baluchon. Comment oserais-je me montrer à mon vieux ? Lui, à l'heure qu'il est, il mange des feuilles de tilleul.
- Et moi, je n'en rapporte pas beaucoup, mais c'est mieux que rien, répondit la troisième en regardant son sac, deux fois plus petit que celui de la vieille.
- C'est que je n'ai pas arrêté de me signer en le transportant, dit la petite vieille.
- Il y a de quoi. On voit la main de Dieu. Un sac pareil pour mille roubles.
Le train dévalait rapidement une pente. Les wagons étaient ballottés d'un côté et de l'autre. Soudain, il se passa quelque chose... On entendit un hurlement inhumain. Quelque chose tomba sous les roues et disparut.
Présentation de l'éditeur :
Ces nouvelles forment la suite naturelle du premier recueil «Des gens sans importance» qui nous avait fait découvrir une oeuvre fondée sur l'observation tendre et subtile des «petites gens».
«Des gens désenchantés» nous font retrouver Romanov le sceptique et des personnages pas plus radieux, plus sombres même.
Plus féroces aussi, mais de cette férocité des pauvres à vouloir vivre.
Pas des héros, pas encore des victimes mais des gens simples qui vont se trouver confrontés à une réalité où l'absurde se transforme peu à peu en oppression rampante, puis en terreur.
Mais la tendresse et l'humour auxquels Romanov nous a habitués, tamisent les éclairages trop violents.
Avec la force étonnante d'un observateur perspicace, ironique et lucide Romanov pratique ici l'art du portrait : l'âme humaine est mise à nu, examinée scrupuleusement au prisme du changement que connaît la Russie après la révolution.
Panteteïmon Romanov 11884-1938], après avoir connu une certaine popularité, avait été complètement oublié, victime, dans les années trente, d'une censure qui n'appréciait ni l'ironie de ses écrits ni sa lucidité de Cassandre.
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