Extrait :
Solal, un et multiple
Vincent Cotro
1. Propositions
Martial Solal jouit d'un respect unanime au sein d'une communauté musicale bien plus large que celle du jazz. Bien peu contesteraient de façon argumentée sa stature internationale de pianiste et de compositeur. De ce point de vue, on ne peut que s'étonner de la rareté des études et des ouvrages qu'il a pu susciter. D'où vient la difficulté à se saisir du cas Solal ? Ne saurait-on que faire de ce musicien pour musiciens, ce maître européen relativement méconnu outre-Atlantique, ce technicien froid et analytique, virtuose échappé de la tradition savante et pour lequel le jazz serait d'abord un terrain de jeu privilégié ? Aussi loin de Cecil Taylor que de Keith Jarrett, aussi distant du lignage de Bill Evans que des pianistes du free européen épargné en apparence par le planisme d'Ellington comme par celui de Monk, Solal nous apparaît bien plutôt sous les regards croisés - son humour mérite bien cette boutade - d'Art Tatum et de Lennie Tristano, d'Earl Hines et d'Herbie Nichols. S'il sonne «moderne» auprès des boppers, il sonne «classique» face aux plus libertaires qu'il rappelle d'ailleurs volontiers aux exigences de la tradition.
Chez Martial Solal, le mélange de rigueur et d'humour pince-sans-rire barre la route à chaque instant au trop facile comme au trop sérieux, au dilettantisme comme à l'académisme, et participent de la complexité d'une improbable synthèse. Solal semble être devenu solalien à force de brouiller les pistes pour n'être jamais là ou on l'entend ; il semble être devenu cohérent par l'addition des contextes particuliers où il s'exprime ; il semble être devenu lui-même à travers un art abouti de donner la réplique - outre à lui-même en solo, à Lee Konitz, Toots Thielemans, Stéphane Grappelli, Didier Lockwood ou Michel Portal.
Nous avons exclu l'idée d'un panorama exhaustif qui souffrirait de vouloir trop dire d'une production multiforme, notamment quand elle quitte le territoire du jazz en direction de la tradition écrite (dite contemporaine) ou qu'elle s'efface derrière sa fonction (au cinéma). D'autres contributions de ce dossier y remédient partiellement. Mais, en nous attachant à quelques enregistrements parmi les plus importants avec l'ambition d'être à la fois global et précis, nous avons rapidement éprouvé une difficulté supérieure à celles soulevées plus haut. On sait que l'analyse du jazz suppose, pour en étudier les contours, d'arrêter le cours du temps, irréversible malgré l'artifice de l'enregistrement. Quiconque a entendu Martial Solal a perçu combien cette notion de mouvement, augmentée d'une quasi constante vitesse d'élaboration et d'exécution, s'applique si bien à son art. Stopper le cours d'un tel flot pour l'examiner semble constituer la négation de son écoute ou entraîner dans une vaine partie de cache-cache - la perspective variant ou s'inversant à mesure qu'on la découvre.
Présentation de l'éditeur :
Les Cahiers du Jazz ont connu deux séries principales depuis leur fondation en 1959 par Frank Ténot et Lucien Malson, ainsi qu'un numéro unique paru en 2000. Cette nouvelle série se situe dans une démarche de renouvellement dans la continuité. La composition même de l'équipe qui s'est consacrée à «relancer» Les Cahiers (Laurent Cugny, Lucien Malson, Jean-Louis Chautemps et Vincent Cotro) témoigne de ce souci de prolonger une tradition littéraire et critique en y incorporant de façon accrue les développements récents de la recherche universitaire. Ainsi, Les Cahiers du Jazz continuent à rendre compte des dimensions historique, sociologique, technique, poétique ou philosophique de cette musique tout en se faisant l'écho des progrès de la musicologie française et internationale.
Ce troisième numéro accueille, après le Dossier consacré à Martial Solal, une solide et éclectique série de Textes, suivie des Rubriques régulières : Événements (livres, revues, universités) qui relate les manifestations et publications essentielles pour la réflexion et la recherche ; Techniques avec une étude d'un solo de Django ; enfin, Anachroniques ferme le ban.
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