Extrait :
Le bar, ombre grise dessinée sur l'azur, se dirige vers lui et semble immobile, en suspens, comme une forteresse volante que l'on voit déboucher, silencieuse encore, dans le cercle tranquille du matin. L'oeil fixe de celluloïd, le relief des écailles, l'air renfrogné d'un masque chinois : il est près, tout près, à portée de tir. La Grande Occasion. La petite aile du harpon sert de viseur sur la ligne étincelante du fusil, le regard suit un point entre les branchies et les nageoires dorsales. Prêt à tirer - il doit faire plus de dix kilos, attention, il ne peut pas le rater ! - et la Chose Redoutée se répète : cette maudite paresse qui oblige le corps à désobéir, la vie qui s'enfuit au moment décisif. Là, sur le sable, brille la flèche inutile. Le bar passe lentement, sans se soucier de sa présence, on pourrait presque le toucher, et disparaît dans une zone d'ombre, parmi les ténèbres des rochers. Il se remet à la poursuite de la Grande Occasion Manquée. Le long d'obscurs couloirs sous-marins, des ombres telles des algues violettes, et tout son corps gelé. Alors qu'il s'habitue progressivement à cette froide clarté, il distingue les fauteuils du salon, la longue table de bois sombre, l'abat-jour vert, le divan, la tache de café sur le coussin jaune. Le bar a dû se perdre dans un recoin obscur, derrière la commode ou dans la pièce à côté, sous le lit où lui-même est en train de dormir. Mais cela n'a plus d'importance désormais, le moment est venu, voici que se présente La Scène. Toujours la même : le regard de Caria resplendissant comme un matin éclatant au fond de la mer, et elle, toute proche - on entend même le battement de son coeur ! -, si proche, avec son oeil couleur de mer, qui l'attend. Semble-t-elle offensée ? étonnée ? incrédule ? Elle redevient vite désinvolte en tout cas. Elle s'est assise à nouveau sur le lit et se coiffe, lointaine pour toujours, tentant de surmonter sa gêne. Il la regarde peigner ses cheveux rassemblés sur sa nuque, blonde queue de cheval qui se balance - lumineuse comme sur la plage la nuit du premier de l'an ! - et lui, sans vie, avec un sourire humilié qui cache son envie de mourir. Et la tête des copains... leurs rires... ce qu'ils diraient s'ils savaient. On imagine... Lui, seul, face à la Grande Occasion Manquée, et tous les yeux tournés vers la Scène.
Dans la cabine de la périssoire, Mississippi, couché dans son panier, dresse des oreilles électrisées. Un bond, et le voilà qui s'agite derrière la porte. "Une minute, une minute ! Laisse-moi le temps !" La pénombre du salon, traversée par la pluie de flèches lumineuses que la mer renvoie à travers les volets entrebâillés. Le bruit de pantoufles qu'on traîne dans le silence de la maison. L'attente de Mississippi derrière la porte devient insoutenable, il gratte avec ses griffes, miaule doucement, d'un ton plaintif. "Laisse-moi le temps !"
Monsieur De Luca, en veste de pyjama et en caleçon, ouvre la porte de la cuisine. La fourrure chaude et lisse du chat, sa truffe humide entre ses jambes. "Petit voyou !"
Deux yeux jaunes, ronds, suivent le moindre de ses gestes : la main sur la bouteille blanche dans la réserve, la bouteille décapsulée, le lait qui coule dans la soucoupe par terre, à présent remplie. "Tu as peur que je te l'enlève, hein ? Du calme, du calme..."
Présentation de l'éditeur :
La «Belle Journée», autour de laquelle s'articule toute l'oeuvre de Raffaele La Capria, est celle de l'enfance, si lumineuse, chaude et douce qu'elle devrait durer toujours; la «BelleJournée» de la jeunesse, avec la mer, la pêche, les amis, les premières amours, si dense et sensuelle qu'elle offre l'avenir pour l'éternité ; la «Belle Journée» de Naples, si longue et parfaite qu'elle est promesse de retrouver «l'harmonie infinie du monde».
Mais la «Belle Journée» imperceptiblement s'achève, la «Belle Journée» se fige dans le passé, ne laissant qu'un présent qui ne promet plus rien. Le palais merveilleux de l'enfance s'abîme dans la mer, Naples s'enfonce dans le Mythe - Naples qu'il faut quitter pour trouver l'Histoire et la vie, avec, pour tout bagage, une mortelle blessure.
Joyau de ce qui constitue, avec L'Harmonie perdue (L'Inventaire, 2001) et La Neige du Vésuve (L'Inventaire, 2002), la «trilogie napolitaine» de Raffaele La Capria, Blessé à mort est une plongée au coeur des sensations les plus fortes comme les plus ténues, au coeur des mots, des sons, de la poésie. Blessé à mort, c'est la mélodie de la langue napolitaine, recréée par La Capria, ses envolées, ses chutes, ses syncopes. Blessé à mort, c'est le mot qui s'échappe, s'enfuit, mais qui acquiert aussi la densité de la chair. Blessé à mort, enfin, c'est la vie elle-même, insoutenable et infiniment désirable... Et la blessure qui lancine...
Anne Coldefy-Faucard
De la génération des Calvino et Parise, Raffaele La Capria a fait ses débuts littéraires dans les premières années de l'après-guerre. Romancier et essayiste, il a publié à ce jour une vingtaine de volumes en Italie. Il collabore régulièrement au Corriere délia Sera et dirige la revue littéraire Nuovi Argomenti, fondée par Moravia.
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