Extrait :
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UN VOYAGE DE VOYAGE
«Ils chargent sur leur dos toutes ces échelles et tous ces micromètres et sortant de leur maison, déménageant, de leur propre maison, sans esprit de retour ils vont dans la maison d'en face, ou, autant que possible, dans une maison beaucoup plus éloignée, dans la maison la plus éloignée, pour voir s'il n'y aurait pas dans cette maison, la plus éloignée, un semblant de lucarne, un coin perdu, qui donnerait, mais de très loin, sur leur maison (abandonnée, sur leur propre maison abandonnée), d'où on pourrait peut-être, en braquant beaucoup d'instruments, et ensuite en faisant beaucoup de calculs, voit, entr'apercevoir quelque peu de ce qui se passerait chez nous.»
Cette moquerie que Charles Péguy écrivit en 1910 ne vise ni les explorateurs, ni les scientifiques qui tâchent d'approcher la réalité en commençant paradoxalement par la mettre à distance et par la déserter. Cette moquerie vise ceux qui lisent et étudient les textes anciens en rassemblant, comme l'astronome par exemple, de nombreux et complexes instruments de mesure afin de voir «de très loin» un autre monde et d'expliquer le nôtre d'un point de vue qui lui soit complètement extérieur.
Or, pour nous, cette moquerie vaut à la fois comme un avertissement et comme une méthode. Elle vaut comme un avertissement de ne pas trop intercaler entre nous, le texte ancien et nous-même, une trop grande quantité de données qui empêcherait la lecture vivante du texte ou, si l'on peut dire, sa présence à la nôtre. L'avertissement est ici de ne pas risquer une trop aventureuse équipée intellectuelle qui pourrait s'avérer finalement vaine et pédante. Mais l'ironie de Péguy vaut aussi comme une méthode qui consiste justement à considérer la lecture d'un texte ancien comme un voyage et non pas comme un trajet : l'expérience passagère d'une différence et d'un ailleurs temporel ou spatial qui constituent progressivement les dimensions d'un soi qui change et non le simple déplacement d'un moi qui demeure. Ce voyage littéraire doit alors être entrepris avec un esprit de détour certes, mais aussi avec «un esprit de retour», c'est-à-dire avec la ferme intention d'en avoir appris du monde et de l'autre, d'être informé sur soi et d'en être véritablement transformé. Et cette méthode comme voyage ou, si l'on veut, ce voyage comme méthode, est d'autant plus nécessaire que le texte ancien est lui-même ici un récit de voyage qui raconte, comme l'Odyssée d'Homère, une sortie de soi précédant un retour chez soi qui est un retour à soi. Lire L'Homme dans la Lune de Francis Godwin, c'est donc effectuer un voyage dans un voyage : (...)
Présentation de l'éditeur :
2 septembre 1599 : Dominique Gonzales s'élève dans les airs au moyen d'un attelage de son invention, monte, monte encore et, après douze jours de vol, parvient sur la Lune où il séjournera près de deux ans en compagnie de ses hôtes, les Lunaires. Utopie, voyage imaginaire, récit d'aventures, anticipation visionnaire ? Ce roman qui inspira Cyrano de Bergerac, Defoe, Verne, Flammarion, Wells, etc., est tout à la fois. Mais le véritable enjeu de L'Homme dans la Lune est beaucoup plus ambitieux. Écrit dans les années 1630, Francis Godwin met en situation un observateur qui va vérifier, une à une, toutes les découvertes contemporaines de Kepler et de Galilée qui chatouillaient diablement les thèses officielles. Oui, la Terre tourne. Oui, elle est entourée d'une atmosphère dont on peut se libérer. Oui, la surface de la lune est bien faite de montagnes élevées et de plaines. Oui, le Soleil est au centre et l'homme à la périphérie. Non et non, la vision d'Aristote ne peut décidément plus correspondre aux nouvelles évidences scientifiques, Inquisition ou pas. Charmante illustration de la représentation copernicienne à une époque où Giordano Bruno venait d'être grillé vif pour avoir défendu l'idée de la pluralité des mondes ! Elle est donc, pour nous encore aujourd'hui, l'illustration des vertus de l'homme voyageur : curiosité intellectuelle, tolérance et décentrement, communication avec l'autre.
Edition de Pierre-Henry Frangne, maître de conférences en esthétique à l'université de Rennes 2 Haute-Bretagne.
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