Extrait :
L'éloge de la folie
Les choses les plus belles sont celles que souffle la folie et qu'écrit la raison.
André Gide, Journal.
Pour la leçon de lecture, ce jour-là, ma grand-mère avait choisi, dans une version à l'usage de la jeunesse, le passage du Don Quichotte où se déroule la bataille contre les moulins. Elle me demanda si je savais dans quelle langue avait été écrite cette histoire. J'hésitais, elle me souffla la réponse : l'espagnol. Sa question en préparait une autre. Et dans quelle langue venais-je de la lire, cette histoire ? En français, pardi. Ainsi, petit sorcier, reprit-elle, tu viens de lire en français une histoire écrite en espagnol ?
Ma grand-mère, comme la fée Carabosse, était légèrement bossue. Mais elle avait à mes yeux la beauté de la reine des fées, et elle me faisait ainsi goûter le philtre singulier de l'admiration et de la peur. Ce jour-là, elle venait de me révéler un monde que je n'aurais pu nommer encore mais qui serait désormais le mien. Tout avait été déversé d'un coup par sa malicieuse question : le livre, la lecture, le texte et sa traduction. Et tout y était : la découverte, l'aventure, l'écriture et le talent.
Il faut ajouter que ma grand-mère, par ses robes et ses châles, par le trousseau de clefs toujours accroché à sa ceinture, et surtout par les souvenirs de sa Touraine natale, traînait dans son balzacien sillage, avec quelques-uns de ses parfums à l'ancienne, des réminiscences du XIXe siècle où elle était née. Aussi, quand, plus tard, j'appris que sa mère était née Proust, me suis-je dit qu'elle aurait pu connaître l'auteur de la Recherche. Son mari, mon grand-père, se glorifiait bien, lui, d'avoir serré la main d'Anatole France à la Maison du peuple de Bruxelles !
Connaître des vivants qui ont approché des morts célèbres, il n'est pas meilleure façon de prendre conscience de la continuité dans la succession. Et ma grand-mère, elle encore, me fit voir que, pour tendre de l'Antiquité à nos jours une chaîne d'écrivains se donnant la main, à raison d'un par génération évaluée à vingt ans, il n'en faudrait pas cent. Voilà peut-être pourquoi, en ce XXIe siècle, je me sens une âme de passeur, moi aussi. Celle que, dans les entretiens qu'ils accordent, affirment posséder ceux qui écrivent des livres et ceux qui les publient.
Présentation de l'éditeur :
Et si la pratique d'un métier était aussi un parcours initiatique, un chemin vers la connaissance de soi et du monde ?
Pour la leçon de lecture, ce jour-là, ma grand-mère avait choisi, dans une version à l'usage de la jeunesse, le passage du Don Quichotte où se déroule la bataille contre les moulins.
Elle me demanda si je savais dans quelle langue avait été écrite cette histoire. J'hésitais, elle me souffla la réponse, l'espagnol.
Sa question en préparait une autre. Et dans quelle langue venais-je de la lire, cette histoire ? En français, pardi. Ainsi, petit sorcier, reprit-elle, tu viens de lire en français une histoire écrite en espagnol ?
Ma grand-mère, comme la fée Carabosse, était légèrement bossue. Mais elle avait à mes veux la beauté de la reine des fées, et elle me taisait ainsi goûter le philtre singulier de l'admiration et de la peur. Ce jour-là, elle venait de me révéler un monde que je n'aurais pu nommer encore mais qui serait désormais le mien.
Tout avait été déversé d'un coup par sa malicieuse question : le livre, la lecture, le texte et sa traduction. Et tout y était : la découverte, l'aventure, l'écriture et le talent.
Né à Bruxelles en 1925, Hubert Nyssen, qui est l'auteur d'une trentaine d'ouvrages, habite en Provence où il a fondé les éditions Actes Sud en 1978.
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