Extrait :
Extrait de l'avant-propos
Connaissez-vous le Puntland ? C'est une région de l'ex-Somalie à l'extrémité de la Corne de l'Afrique, indépendante de fait depuis l'éclatement de l'État postcolonial somalien en 1991. L'anarchie armée y est beaucoup plus paisible que dans la partie méridionale du pays, où islamistes et coteries tribales s'entre-tuent allègrement sous l'oeil passif d'une «communauté internationale» qui n'en peut mais.
Exclus du «concert des nations», les habitants du Puntland sont, au fil de leurs vicissitudes, rarement mentionnés dans les médias occidentaux... à tel point que, lorsque les côtes de la région furent dévastées par le terrible tsunami de décembre 2004, ladite «communauté internationale» - toute à ses larmoiements sur les touristes morts en Asie du Sud - ignora complètement la détresse de la population côtière. Il a fallu l'apparition, l'année suivante, d'une piraterie locale très active pour que la presse s'intéresse à cette terre sans véritable État (hormis quelques geôles subventionnées par l'Occident) et sans l'ombre d'un touriste (si l'on excepte quelques mercenaires) - et ce fut pour l'accabler de malédictions.
Comme l'a écrit le «piratologue» Peter Lamborn Wilson (plus connu sous le pseudonyme de Hakim Bey), «le deuxième bateau jamais construit fut sans doute un vaisseau pirate. Il y a 5 000 ans, du temps où les Sumériens et les Égyptiens naviguaient vers le pays de Pount, dans la Corne de l'Afrique, en quête de singes et d'ivoire, d'or et de cuivre, il ne fait aucun doute qu'un précurseur de Barbe-Noire voguait dans leur sillage sur un radeau de roseau.» Les mers baignant les côtes de la péninsule arabique et de la Corne de l'Afrique ont de temps immémoriaux été propices à la piraterie, à la contrebande et à toutes sortes de trafics dans lesquels trempèrent naguère un Rimbaud ou un Monfreid.
A la fin du XVIIe siècle, la piraterie dans l'océan Indien connut un bref âge d'or, favorisé par la rudesse initiale de la «mondialisation» des échanges marchands. Des flibustiers, tels que le Français Misson ou l'Anglais Thomas Tew, auraient alors établi d'énigmatiques colonies à Madagascar, servant de bases au pillage des vaisseaux de l'empereur moghol aussi bien que de ceux des marchands européens. Ces colonies, dont toute trace matérielle paraît avoir disparu, ont été décrites (par des écrivains contemporains, tel Daniel Defoe, qui recueillaient dans les prisons et les mauvais lieux des témoignages de marins en odeur de piraterie) comme appliquant à terre les principes communautaires et égalitaires qui prévalaient à bord des vaisseaux pirates de ce temps. C'est ce que Peter Lamborn Wilson a nommé les «utopies pirates» qui proliférèrent dans les Caraïbes avant d'être anéanties manu militari par les puissances coloniales ou de se muer en ports de commerce «honorables», intégrés à l'économie esclavagiste-exportatrice de la région. Quant aux colonies malgaches, il semble qu'elles aient été absorbées par les sociétés «primitives» des régions où elles tentèrent de s'implanter, à moins que leur existence n'ait été que très brève, voire purement mythique.
Des mythes, la piraterie en a certes engendré à foison. Il y eut d'abord celui de la cruauté démoniaque des forbans des mers, propagé par les folliculaires et les magistrats au service des États colonialistes et des compagnies marchandes. La littérature s'empara d'emblée de cette épopée maritime, si propre à l'exagération romanesque, et, au fil des romans d'aventure, l'image du pirate se transforma pour aboutir à celle, somme toute positive - et très appréciée des coeurs d'enfants -, qui prévaut dans la fiction : le loup de mer marginal à la mise pittoresque, le réfractaire intrépide, l'entrepreneur individualiste quoique bon compagnon...
Il y a, bien sûr, du vrai dans ces clichés : le plus souvent marins s'étant faits mutins, les personnages de l'âge d'or de la flibuste étaient en révolte contre une société étouffante et étroitement hiérarchisée, dont l'oppression atteignait son comble à bord des navires marchands ou militaires ; ils entendaient, quant à eux, vivre libres, au gré de leur fantaisie, et les plaisirs de l'instant étaient la principale raison d'être de ces brigands confrontés au danger permanent; enfin, certains s'enrichirent en effet à force de rapines et ceux qui évitèrent la pendaison parvinrent à s'intégrer aux classes dirigeantes du monde colonial, comme le célèbre Lafitte. Mais on sait désormais que leur rébellion avait dans l'ensemble un sens subversif explicite et une cohésion «partageuse» et autonome, annonçant à sa façon le socialisme utopique du XIXe siècle et toutes les révoltes actuelles qui perpétuent divers projets de justice sociale et de liberté morale. Cette insurrection diffuse visait à une transformation des rapports sociaux incompatible avec le cours naissant de la domination capitaliste. On sait que celle-ci fut d'abord esquissée en haute mer par les vaisseaux de commerce ou de guerre avant de couvrir les terres d'usine et d'armées pour soumettre toutes choses, de gré ou de force, à la logique marchande.
Présentation de l'éditeur :
Un groupe d'activistes libertaires, qui a assisté au procès des 'pirates' somaliens aux Assises de Paris en mai-juin 2012, revient sur le contexte de la piraterie somalienne : pillage des ressources halieutiques des habitants du littoral somalien par les grands groupes de pêche ; transformation en poubelle toxique des eaux somaliennes, etc. Les prédateurs ne sont pas ceux que l'on présente comme des pirates sans scrupule et que l'on traque en tant que tels - mais dont le grand crime consiste surtout à avoir démontré la vulnérabilité des grandes routes maritimes qui sont l'une des principales bases matérielles de la mondialisation des échanges commerciaux.
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