Extrait :
Cet hiver-là, le chemin de Koskela resta souvent immaculé. Si des traces y apparaissaient, il arrivait que la neige les recouvre avant que de nouvelles ne surgissent. Les branches du Pin à Mathieu pendaient pesamment. Seules les marques de pas aux alentours immédiats de la métairie indiquaient qu'on y vivait et qu'on y travaillait comme avant, mais les contacts avec le monde extérieur étaient rares.
Les habitants de Koskela n'avaient du reste guère d'affaires à traiter avec les autres gens. Comme il y avait peu de vaches, on n'envoyait pas le lait à la laiterie : Elina battait le beurre à la maison et Vilho allait l'apporter chez le marchand dans son sac à dos. Il allait à l'école à ski sans passer par le chemin, en coupant droit par les champs et la forêt.
Un homme silencieux et solitaire s'était retiré dans son nid. Celui-ci pourvoyait chichement aux besoins quotidiens. Après tout, on avait du pain, des pommes de terre, des bûches de bouleau. L'essentiel. Il y avait aussi du pétrole lampant, qu'il fallait brûler avec parcimonie.
Quand les garçons se réveillaient le matin, ils voyaient souvent père agenouillé devant le four à pain en train de faire du feu. Il fallait chauffer matin et soir, pour avoir la lumière indispensable. La lueur des flammes dansait dans l'obscurité matinale de la pièce commune et l'ombre difforme de père affairé devant le four se dessinait sur le sol et le mur du fond. En entendant le frottement des draps dans le lit des garçons, il se retournait et disait par-dessus l'épaule d'une voix basse et bienveillante :
- Restez encore un peu... le temps que ça chauffe.
Ensuite, il allait dans le fournil. Les garçons restaient un moment recroquevillés dans la douce chaleur des couvertures avant de se lever et de s'habiller à la lueur du feu. Puis, sautillant pieds nus sur le sol froid du vestibule, ils rejoignaient père. Mère et lui étaient déjà attablés. Ils avaient quitté momentanément leurs occupations matinales, le temps pour père d'allumer le feu et pour mère de préparer le café.
Le fournil était éclairé par la faible flamme d'une lampe-tempête que père avait rapportée de l'étable. En silence et calmement, les garçons se mettaient à leur place à table. Mère leur souriait et, en guise de bonjour, leur demandait s'ils avaient bien dormi. Quelqu'un marmonnait une réponse, distraitement. Elle versait à chacun une tasse de café pas trop pleine. À côté de chaque tasse se trouvait disposée une tranche de pain de campagne sur laquelle était étendue une couche de beurre - très fine, car le beurre constituait la seule source de revenus de la famille.
Mère leur avait donné cette explication un jour que les enfants s'étaient plaints de la minceur de la couche. Père et mère mangeaient leur tranche de pain sans beurre.
À table, le silence régnait habituellement, car les parents ne discutaient guère non plus. Quand le café était bu, ils se préparaient pour retourner à l'étable, et mère confectionnait à Vilho son goûter pour l'école, tout en recommandant aux deux enfants plus jeunes de ne pas jouer avec le feu qui brûlait dans le four de la pièce commune.
Puis Vilho se mettait en route pour l'école sans l'aide de personne. On lui avait appris à lire l'heure et il savait quand il fallait partir. Il prenait ses skis dans l'entrée, les chaussait dans la cour et disparaissait ensuite sans bruit derrière le coin, sur la trace. Si d'aventure grand-père ou grand-mère traversaient la cour à ce moment-là et lui disaient quelque chose, il leur répondait du tac au tac tout en skiant vers la forêt qui se trouvait derrière la maison de l'aïeul.
Eero et Voitto restaient à deux à l'intérieur. Ils étaient assis dans la pièce commune, à la chaleur du feu qui brûlait dans le four, et jouaient avec leur cheval de bois. Ils parlaient peu, un mot ou une petite demande de temps à autre. À quoi bon parler, eux, petits bouts d'hommes blonds, taciturnes ?
Biographie de l'auteur :
Väinö Linna (1920-1992) était l'un des plus influents écrivains finnois du vingtième siècle. Il naquit dans un village de la région de Tampere, où se déroulent la plupart de ses romans. De famille modeste, il travailla très jeune comme bûcheron, comme valet de ferme, puis comme ouvrier dans une fabrique de textiles. En 1940, l'armée finlandaise l'enrôla dans la guerre contre l'URSS. A son retour, il commença à écrire, en partant de ses notes et publia en 1954 son premier roman, Soldats inconnus. Sa trilogie Ici, sous l'Etoile polaire fut publiée à partir de 1959. Ces ouvrages, vendus en Finlande à plusieurs centaines de milliers d'exemplaires, eurent un grand retentissement. Ils ont permis à nombre de Finlandais de reconsidérer l'histoire de leur propre pays. Malgré la parution de plusieurs de ses romans en français dans les années 1960, Väinö Linna reste peu connu en France. Mais en Finlande, il est considéré comme un auteur majeur. Son portrait figurait sur les billets de 20 marks, avant l'arrivée de l'euro. Ses romans ont souvent été portés à l'écran. Très nombreux sont les Finlandais qui connaissent par coeur les premières lignes d'Ici, sous l'Etoile polaire.
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