Extrait :
Dorothy Parker observa les jambes immobiles qui dépassaient de la nappe, sous la Table Ronde de l'Algonquin.
Ça m'apprendra à arriver en avance, songea-t-elle.
D'habitude, elle n'arrivait jamais en avance nulle part. Souvent elle était même la dernière. Mais ce jour-là, malgré toute sa bonne volonté, quelqu'un l'avait précédée.
- Eh bien, on roule déjà sous la table alors qu'on n'a même pas déjeuné ? lança-t-elle en s'adressant aux deux jambes. Même moi, j'attends midi passé pour tomber aussi bas.
Pas de réaction du côté des jambes.
Il n'y avait personne d'autre dans la salle à manger, plongée dans la pénombre : celle-ci ne possédait pas de fenêtre et les lumières y étaient tamisées. Il y régnait par ailleurs un silence inhabituel. Dorothy n'entendait que des bruits métalliques assourdis en provenance de la cuisine, où le chef et son personnel s'affairaient à préparer le déjeuner. Mais pas un serveur ne franchissait les portes battantes.
Les yeux sombres et expressifs de Dorothy Parker s'embrumèrent. Un regard sage, qui ne laissait rien paraître de l'acuité de son esprit. Le visage, quant à lui, était fort joli ; mais, dans le faux jour, il arborait une expression troublée.
Elle poussa tout doucement une des jambes, du bout de son petit soulier éraflé.
- Normalement, on se lève quand une dame entre dans la pièce. Vite, vite... Il pourrait en arriver une à tout moment.
Les jambes ne bougeaient toujours pas. C'était inquiétant. Mais cela lui donnait plus envie de plaisanter que de pousser des cris d'orfraie.
Ces jambes appartenaient à un homme mince et de petite taille. Malgré l'éclairage parcimonieux, elle vit que ses chaussures noires étaient coûteuses, fines et fort bien cirées. Des guêtres gris tourterelle en recouvraient le dessus et remontaient sur les chevilles. Plus haut, un pantalon à fines rayures anthracite. Plus haut encore, le drapé immaculé de la nappe faisait comme un linceul.
Dorothy poussa une fois de plus les jambes du bout du pied, avec un peu plus d'insistance. Toujours aucune réaction.
Elle jeta un nouveau coup d'oeil aux portes battantes donnant sur les cuisines. Elles étaient toujours fermées. A quelques pas de là, des gens allaient et venaient dans le hall de l'hôtel comme si de rien n'était.
Il fallait qu'elle aille les rejoindre. Qu'elle donne l'alerte.
Et pourtant elle n'en fit rien. En fin de compte, la curiosité l'emporta. Dorothy se pencha et souleva la nappe, découvrant ainsi le gilet du gisant. Il ne se soulevait pas au rythme de sa respiration. Alors elle vit dépasser de sa poitrine un objet fin et métallique, ceint d'une tache rouge sombre.
Cela lui suffit. Elle laissa retomber la nappe, fonça vers les portes battantes et les poussa d'un coup. La cuisine était brillamment éclairée et il y régnait une certaine agitation. Les serveurs, les cuisiniers et le chef se turent brusquement et se tournèrent vers Dorothy.
Celle-ci n'eut pas le temps d'ouvrir la bouche. D'un regard impatient, Jacques, le chef, lui intima le silence ; son maillet à viande s'immobilisa au-dessus du filet de veau qu'il s'apprêtait à attendrir.
- Nous sommes au courant, fit-il, exaspéré. Il y a un mort dans la salle à manger. Nous en avons informé M. Case, qui a appelé la police. Aussi, à moins de savoir ce qui lui a coûté la vie, je vous serais reconnaissant de ne plus nous déranger.
Dorothy reprit rapidement ses esprits.
- Ce qu'il a mangé, peut-être ?
Présentation de l'éditeur :
Dorothy Parker fut l'une des femmes les plus drôles de l'Amérique. Critique, poète, scénariste, elle fut un pilier de la célèbre Table Ronde de l'hôtel Algonquin, où déjeunaient ensemble les plus fins esprits de New York. Dans ce roman qui nous fait revivre les folles années 20, elle devient malgré elle l'héroïne intrépide d'une enquête criminelle. Un matin, Dorothy découvre sous leur table habituelle un inconnu poignardé en plein coeur. Pour compliquer l'affaire, un jeune outsider, venu du Sud, un certain William («Billy») Faulkner, qui rêve de devenir écrivain, va se trouver mêlé à l'histoire. Il est le seul à avoir eu un furtif aperçu du tueur...
Mené à un rythme endiablé, ce roman qui allie suspense et humour nous plonge dans l'ambiance de Manhattan à l'époque de la Prohibition. On y croise gangsters notoires, stars de cinéma, légendes littéraires, des personnes réelles côtoyant des êtres de fiction. Jeux de mots, propos acidulés, insultes à peine voilées : les répliques fusent comme des tirs de mitraillette, le tout dans une joyeuse anarchie.
J.J. Murphy, admirateur de longue date de Dorothy Parker, a lancé avec ce premier roman une série autour du «cercle vicieux» de l'hôtel Algonquin. Ce roman et le troisième de la série ont été nominés pour le prestigieux prix du polar «Agatha».
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