Extrait :
Prudence
Un téléviseur s'écrase sur le sol du boulevard depuis le quatrième étage, puis séchoir à linge, chaises, table suivent la même trajectoire et s'écrasent sur le bitume, appelés dans leur chute vertigineuse à une mort certaine, sans appel. Un passant médusé stoppe net sa marche, s'étonne, s'interroge, lève les yeux, incrédule, sur ce spectacle incongru. L'appartement continuant à se vider avec une régularité de métronome ne laisse plus personne indifférent. Ils sont maintenant plus d'une dizaine à faire cercle, l'air goguenard, autour de ces accumulations tordues, cabossées. Les applaudissements accompagnent désormais chaque envol du quatrième.
Le but de cet as de la pesanteur, c'est de faire sa propre loi, faire le vide, se vider la tête, se délester, s'éplucher comme des couches de peau racornies, autant de réflexions qui font passerelle entre le geste, la parole et l'action. Prudence, un prénom qui ne manque pas d'assurance. Son entourage n'en a jamais douté. Elle vient encore d'en donner la preuve. Elle a jeté son mec dehors, ses valises avant lui. Elle fulmine encore, rumine à tel point qu'un bouton vient de lui pousser sur le nez. Comment stopper cette nouvelle éruption volcanique ? Une touche de vinaigre fera l'affaire. Après tout, se dit-elle, la beauté est aussi est une question d'assaisonnement.
Elle jette un oeil de compassion sur ses meubles qui ont, elle aussi, été vidés de leur sang après avoir été un lieu d'expression. Comme un chat marque son territoire, elle nettoyait, raclait sans relâche, frottait, cirait, aspergeait le moindre textile de parfum d'ambiance, l'olfactif a ce pouvoir de révéler une présence et, ainsi, elle distillait son empreinte.
En son temps, également, elle buvait comme du petit lait les propos de Heidegger pour qui l'homme habite en poète. Son plombier avec qui elle a passé une partie de l'hiver, approuvait. Il lui disait combien il aimait le côté cosy qui se dégageait de son intérieur. Pendant qu'il déboulonnait, elle était le nez dans le guidon sur son ordinateur. Lui, à quelques encablures, désincarcérait, sang et eau, un chauffe-eau format phare de baleine. Cela avait duré des jours et des jours. Il s'acquittait consciencieusement de sa mission afin de rendre à l'appart son précieux liquide amniotique. Elle, pour se distraire autant que lui, mettait en boucle la musique de Wong Kar Wai, In the mood for love.
Revue de presse :
« Prudence décroche de nouveau et entend alors la voix de Sacha qui, contre toute attente, ne s'adresse pas à elle, mais poursuit une conversation avec un interlocuteur qu'il semble bien connaître. Il n'est aucunement question de photos mais de réseau. Son prénom est prononcé. Le portable est très performant et la batterie ne faiblira pas durant plus de deux heures, le temps pour Prudence de boire la tasse, de se liquéfier. C'est comme si elle se flagellait la chair, chaque fois un peu plus à vif, à chaque parole entendue. L'homme qu'elle idolâtre dit d'elle qu'elle est son meilleur tiroir-caisse. Le moindre moment de leur intimité est livré, sans pudeur avec commentaires salaces à la clef. Le moindre de ses cadeaux fait aussi l'objet d'une comptabilité précise, relatée, chiffrée au centime près. Ses dons en numéraires sont énumérés un par un, je pose cinq et je retiens deux, c'est la dernière note du restaurant que Sacha avait insisté pour régler. Le traître la défalque de ses revenus ! » --Extrait
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