Extrait :
Que sont devenus les bateaux de la flotte Soulages ? On efface et on vide la poubelle. Mon rédacteur en chef n'a pas tort, j'ai bien besoin de prendre l'air. D'un geste instinctif, je touche la petite clef plate dans la poche de mon pantalon. La forme courbe d'un film déjanté. Un "père en creux".
Depuis cinquante ans déjà, les neuf familles qui géraient la flotte des bateaux peints en noir que l'on avait coutume d'appeler la flotte Soulages s'étaient dispersées entre Sète, Bouzigues et Frontignan.
Pierre Soulages n'était plus le corsaire épris de valeurs extrêmes qui défiait les soleils noirs. Il n'était plus le jouteur résistant qui avait croisé la lance avec les plus grands. Il n'était plus le maître des joutes noires.
On ne voyait plus sa solide charpente sur les gradins du grand canal. Il ne se déplaçait même plus pour la Saint-Louis.
En fait, il ne sortait plus de chez lui. Il vivait retiré, enfermé dans son atelier sur le Mont Saint-Clair et commandait d'énormes quantités de peinture noire qu'il étalait en couches épaisses sur de monumentales toiles qu'achetaient les collectionneurs et les musées du monde entier.
Voilà ce que m'explique mon rédacteur en chef en suivant des yeux ses notes sur l'écran de son ordinateur.
Lorsque je lui demande d'où il tient ces renseignements, il se cale dans son fauteuil de cuir english vert bouteille et prend l'air mystérieux et satisfait des puissants de ce monde qui, par nature, en savent plus que le commun des mortels (dont je fais partie).
Il connaît beaucoup d'artistes, de marchands, de commissaires d'expo, de directeurs et de directrices de musées et de centres d'art. Il a, je le sais, ses entrées à Sète et à Sérignan, mais je trouve quand même que ses informations sont un peu tirées par les cheveux. Lui, il n'a pas l'air de le trouver. Et lui, c'est le boss ! Il me dévisage et me pose la question :
- Que sont devenus les bateaux de la flotte Soulages ?
Je tire mentalement l'expression la plus idiote et ignare que j'ai dans mon registre d'expressions et me la mets sur la figure. C'est suffisamment réussi pour qu'il pousse un soupir de plaisir.
- Que dirais-tu d'aller passer cinq jours à Sète ? lâche-t-il, royal. Il me tutoie et moi je le vouvoie.
- Bien sûr, c'est une excellente idée, je vous remercie d'avoir pensé à moi.
Ce coup-ci, mon expression de contentement ne sort pas de mon registre, elle est sincère.
- C'est normal, tu as déjà fait plusieurs reportages dans la région. Tu fouines autour des joutes noires et de Soulages. C'est une super accroche. Si tu dégottes des trucs intéressants, on peut en faire la première de couverture. Tu vois ce qui se passe de nouveau et d'intéressant à Sète et tu fais un papier général.
J'opine, j'acquiesce, je branle du chef, tout ce que tu veux, pour dire que je suis d'accord.
Protecteur, il continue sur un ton paternel de compréhension :
- Tu as besoin de prendre l'air, ça te fera du bien. Tu sais, je suis au courant pour...
D'un geste discret de la main, je l'interromps courtoisement, style je vous en prie, restons en là, pas d'épanchement entre nous. Les grands guerriers de l'information sont durs au mal et pudiques sur leur vie privée.
Présentation de l'éditeur :
À Sète, il se passe de drôles de choses dans des ateliers d artistes. Un journaliste venu de Paris mène l enquête. Il croise des personnages particuliers et poétiques le long des canaux, au bord de l étang de Thau et dans les bars, présences féminines, marins pêcheurs, jouteurs, musiciens de rock, peintres, pirates et flibustiers venus du fond des songes. Ce roman, plein de vie, d humour et de poésie, est aussi une réflexion sur l écriture et sur l art. Et, finalement, le principal personnage de l enquête n est autre que la ville de Sète, l Île singulière, ce lieu étrange entre le ciel et l eau où tout peut arriver.
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