Extrait :
Rejetés sur les côtés, racines en l'air, églantiers et cornouillers, prunelliers et genêts épineux, tous arbrisseaux de faible ramure n'en finissent pas de mourir. Aux senteurs moites des terres vierges bouleversées se joint, épice funèbre, cette petite pointe écoeurante des plantes qui s'étiolent, dans l'abandon de leurs feuilles flétries, de leurs baies inabouties.
Ce soir, les rôdeurs nocturnes qui parcourent la montagne à la recherche de leur nourriture, de leurs amours ou de leur fin iront le nez au sol ; ils tenteront un détour pour éviter ces parfums indécents qui troublent leurs routes. Mais il sera vain de chercher un passage. Ceux d'en haut devront traverser cette chose inexplicable s'ils veulent boire ; ceux d'en bas ne goûteront l'herbe rase du sommet qu'à ce prix.
Avant, le temps, la vie coulaient en harmonie, sans plus de précipitation, de cruauté ou d'ennui que n'en exigent la naissance et la mort. Sur la montagne alors, nulle frontière, nulle rupture. Au fond de la vallée, le ruisseau frangé d'aulnes, plus haut les chênes verts, les châtaigniers obstinés, et puis la mer griffue des plantes aromatiques, jusqu'à la crête. Chaque nuit, la sauvagine y suivait ses chemins de sang entre le thym et les genêts, le sanglier trottinait de la cime au vallon, dans le silence sec des hivers, la stridence des étés. Le monde alors était ouvert aux quatre horizons. On pouvait y inventer sa route, avec parfois de longs détours pour échapper au refus des ronciers, et des courses sans fin dans la rosée du petit matin, comme ça, juste pour défier le vent ou pour entrevoir, là-bas, au-delà des plaines, le fil de la côte.
Il y a une semaine, un bulldozer est venu. De loin, il paraissait minuscule, inoffensif, mais derrière lui, cette blessure... En quelques jours le haut a été séparé du bas, l'amont de l'aval, l'aubépine de la digitale. Et ce matin, plus rien. L'engin avait disparu. Reste ça, en travers de la montagne. A peine un chemin. Et un chemin pour quoi faire, pour aller où ? Il n'y a rien ici, il n'y a rien là-haut, que l'air plus vif, le libre horizon. Si au moins il avait atteint le col ! C'est un endroit, ça, un col, c'est un but. Mais il a fait demi-tour au milieu de la pente. Il est reparti en laissant ce mystère : un chemin qui ne va nulle part.
Présentation de l'éditeur :
Une vallée cévenole, étroite comme un livre entrouvert. Tout au fond, le ruisseau frangé d'aulnes, plus haut les chênes verts, les châtaigniers obstinés, et puis la mer griffue des plantes aromatiques, jusqu'à la crête. Quelques mas naufragés dans la forêt, tous désertés, sauf celui d'Abel Besson. Il vit là presque heureux, face au grand Ubac, dans la seule compagnie des arbres, des bêtes, des nuages et des morts. Et puis un jour, de loin, il voit un bulldozer tracer une piste sur le versant d'en face. Une piste pour aller où ? Il n'y a rien ni personne sur cette montagne. Puis l'engin arrête son travail en plein milieu de la pente et repart pour ne plus revenir, laissant Abel Besson face à ce mystère : un chemin qui ne mène nulle part. Alors cet homme qui n'avait jamais souffert de la solitude commence à attendre.
Annie Murat
est l'auteur de
Petite musique en rouge
Le Servan
Rendez-vous aux portes de Kiev
Une vallée si profonde
Nouvelles d'en haut et d'en bas
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