Extrait :
L'ANNONCIER. - Le rideau se lève. «Hamelin», tableau un.
MONTERO. - Ce n'est pas une conférence de presse. Vous avez bien entendu : ce n'est pas une conférence de presse. Il s'agit d'une rencontre informelle. Confidentielle. C'est à titre individuel que je vous ai téléphoné, que je vous ai demandé de venir à cette heure où la ville dort. C'est précisément de cela qu'il s'agit : de ce qui se passe quand la ville est endormie. Approchez, je vous en prie.
L'ANNONCIER. - Montero invite les journalistes à jeter un oeil par une large baie vitrée.
MONTERO. - D'ici, on découvre toute la ville. De cette fenêtre, j'ai été témoin des progrès que nous avons faits ces derniers temps. Le musée d'art moderne, le nouveau stade, l'auditorium... Joyaux éblouissants. Joyaux qui nous éblouissent et nous aveuglent. Qui nous empêchent de voir une autre ville. Car il existe une autre ville.
L'ANNONCIER. - Silence.
MONTERO.-Le soir, avant de quitter mon bureau, j'appuie mon front sur cette vitre, j'allume une cigarette. J'allume une cigarette, oui, ne me demandez pas de donner le change à l'heure qu'il est, nous ne sommes pas en conférence de presse. J'allume une cigarette et je pense à ceux qui vivent là. Je pense aux enfants.
L'ANNONCIER. - Il montre la fenêtre d'un immeuble, encore éclairée.
MONTERO. - Belle image, non ? Même s'il est tard pour que ce petit soit encore éveillé. Il n'arrive pas à dormir sans doute et pour l'aider à trouver le sommeil, son père lui lit un conte. Sans doute, n'arrive-t-il pas à dormir parce qu'il a peur et le père ne comprend pas de quoi il a peur ? De quoi a peur cet enfant ?
L'ANNONCIER. - Il s'approche d'une table. Sur la table, une boîte fermée est posée.
MONTERO. - Dans les prochaines heures, obéissant à un mandat que je viens de signer, la police procédera à une série d'arrestations. Certaines concernant des citoyens connus et respectés, ce qui frappera l'opinion publique. C'est la raison pour laquelle je vous ai convoqués. Vous travaillez pour les médias les plus influents. De vous dépend que l'information parvienne à tous dans les meilleures conditions. Je ne doute pas, au-delà des clivages idéologiques, que chacun de vous ne pratique un journalisme responsable.
L'ANNONCIER. - Silence.
MONTERO. - Demain, avec d'autres confrères, vous serez convoqués en conférence de presse. On vous montrera le matériel que nous venons de saisir. Le voici. Vous pouvez approcher, si vous avez l'estomac solide.
L'ANNONCIER. - Il ouvre la boîte. Les journalistes hésitent. L'un d'eux finit par s'avancer. La boîte contient des diapositives classées en cinq catégories. Le journaliste en prend une, la regarde en transparence. Les autres journalistes en font autant.
MONTERO. - Ce n'est que la partie visible de l'iceberg. Des heures difficiles attendent notre ville. Des voix vont s'élever, vont réclamer que des têtes tombent. Nous devons, nous, faire appel à notre sens des responsabilités. Nous qui avons pour objectif commun l'intérêt public. Nous ferons preuve, comme toujours, de transparence envers vous et c'est vous, comme toujours, qui serez responsables devant la cité. Telle est mon intime conviction et c'est pour vous l'exprimer en personne que je vous ai convoqués.
L'ANNONCIER. - Les journalistes remettent les diapositives dans la boîte, hochent la tête comme s'ils refusaient d'accepter ce qu'ils ont vu ; ils échangent une moue de dégoût et sans un mot prennent congé de Montero. Ce dernier, une fois seul, allume une cigarette, revient à la fenêtre. Il ne quitte pas des yeux cette autre fenêtre où le père tient compagnie à l'enfant qui ne dort pas. Et Montero se souvient. Il se rappelle son père lui racontant l'histoire du joueur de flûte.
MONTERO. - Il était une fois une ville, une jolie ville, qui s'appelait Hamelin. Mais un matin, au réveil, les habitants de Hamelin découvrirent que la ville était envahie par les rats.
Présentation de l'éditeur :
LEUR SENTENCE est toute prononcée ! On les laisserait faire, ils vous immoleraient de leurs propres mains. C'est qu'il est question d'enfants ! La ville entière se sent humiliée. Le châtiment doit être exemplaire. C'est toute la ville contre un seul homme. Un bourgeois qui gagne la confiance d'une humble famille pour aller se fourrer dans le lit des petits. Ce n'est pas le genre d'histoire, c'est sûr, dont on va se vanter auprès de maman.
Dans cette affaire d'abus sexuels sur des enfants, l'enquête du juge Montero, et les faits qu'elle révèle, sont loin de pouvoir tout dire. En puisant dans le conte du joueur de flûte de Hamelin, Juan Mayorga donne aux personnages de cette pièce, comme au lecteur, la possibilité d'accéder au récit d'une faillite collective qui pourrait aussi être celle du langage.
Juan Mayorga est né en 1965 à Madrid. Membre du groupe fondateur du collectif théâtral El Astillero, il est docteur en philosophie et enseigne la dramaturgie à l'Ecole Royale Supérieure d'Art Dramatique de Madrid. Il est l'auteur d'essais sur la politique et la mémoire et sur le rapport de l'écriture dramatique à l'histoire. Ce questionnement se retrouve dans la trentaine de pièces de théâtre qu'il a écrites à ce jour, qui ont quasiment toutes été mises en scène, publiées et traduites en plusieurs langues.
Hamelin a valu à Juan Mayorga le prix Max pour la meilleure pièce 2006 (Molière espagnol), le prix Ercilla 2006, le prix Telon Chivas 2006, et le prix Quijote de l'association des écrivains 2005.
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