Extrait :
Acacia
Incongruité climatique : je connais des arbres couverts de neige au début du mois de juin. Épaisse et tout à la fois légère, cette neige, en grappes floconneuses, et que le vent du soir effleure comme on caresse un ventre aimé. Je dévale à bicyclette le chemin creux qui plonge derrière le cimetière de Dombasle, ma ville de naissance, ma ville d'enfance, ma ville d'aujourd'hui, vers le vieux stade de Sommerviller abandonné à nos jeux. Gamelles, balles au camp, gendarmes et voleurs. Je vais rejoindre mes copains : le Noche, les Waguette, Éric Chochnaki, Denis Paul, Jean-Marc Cesari, Francis Del Fabro, Didier Simonin, Didier Faux, Jean-Marie Arnould, le Petitjean, Marc Jonet. Les grands acacias masquent le ciel clair et se rejoignent en une voûte ouvragée. Feuilles aux formes de monnaie antique. Épines de couronnes pour suppliciés absents. Je pédale les yeux fermés et rejette la tête en arrière, me saoulant du parfum des pétales et d'une joie fébrile que chaque printemps apporte de nouveau. Les jours vont devenir immenses, comme notre vie. Nous attendrons le soir dans le chant neuf des oiseaux et celui des grenouilles. Il y aura une stupeur à se saisir du dernier froid de la terre et à s'en rafraîchir. Les brumes elles-mêmes partiront en voyage, loin, pour ne revenir qu'en octobre. Le ciel enfantera ses couchants roses, ouatés d'orange et de bleu pâle comme il en existe dans les tableaux de Claude Gellée, dit le Lorrain, qui est né à quelques lieues d'ici trois siècles plus tôt. Fleurs d'acacia aux odeurs de miel et de primevère, bourdonnant d'abeilles qui, pareilles à des silènes minuscules et velus, s'enivrent et titubent dans l'air doux. Nous autres, petits humains, cherchons sur les plus basses branches les grappes lourdes au teint de crème pâle. Nous les cueillons, ignorant nos blessures aux doigts et aux poignets, et notre sang qui perle signe notre courage. Je serre les jeunes mortes dans un linge et reviens à la maison, pédalant à m'en casser les jambes. Je passe devant les abattoirs endormis où les boeufs écorchés, pendus à leur crochet dans les chambres froides, méditent sur leur bref destin. Ma mère a battu la pâte. Nous y plongeons les grappes qui s'alourdissent d'une lave blonde. Alors, très vite, il faut les immoler dans l'huile bouillante afin que leur arôme profond ne meure pas mais s'emprisonne sous la croûte mince. Dorée. La nuit au-dehors a ouvert grand son oeil bleu de Prusse. Le chat près du fourneau nous observe et s'interroge. Il est tard. Il est tôt. Les yeux brillants, négligeant la brûlure sur mes lèvres, je mords dans une grappe craquante pleine de fleurs, de sourires et de vent. C'est là tout le printemps qui vient à ma bouche.
Revue de presse :
Classées par ordre alphabétique, les odeurs - de l'enfance, du passé et du présent -, les parfums de la vie - plus ou moins délicats - défilent dans des phrases pleines de tours et de détours exquis qui font joyeusement tourner la tête...
Dans tous ses états, le nez de Claudel joue au romancier. Et à ce jeu, il excelle. Il décrit l'indescriptible, le minuscule, l'imperceptible, avec une fluidité déconcertante, il cherche le bon mot et parfois même la rime, il s'amuse, pense, se souvient, respire le monde avec envie, et nous enchante. (Marine de Tilly - Le Point du 14 août 2012)
Par ordre alphabétique, il rassemble soixante-trois courtes vignettes, d'"Acacia" à "Voyage" en passant par "Amoureuses", "Chou", "Douches collectives", "Lait frit", "Terre", etc. Ces odeurs, ces senteurs ramènent l'auteur à des êtres, des végétaux, des objets, tantôt réels tantôt abstraits, qui sont pour lui l'occasion de raconter des souvenirs, des anecdotes. Quand Claudel se demande "quel est donc le parfum de nos petites amoureuses, quand pour la première fois nos lèvres trouvent les leurs, et puis, bêtement, ne savent plus vraiment que faire", c'est pour mieux se rappeler ses premiers baisers... et avouer que Joe Dassin, avec L'Eté indien, l'a bien plus aidé "que ne l'ont jamais fait Apollinaire et Hugo réunis". (Hubert Artus - Lire, septembre 2012)
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