Extrait :
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Avec tout ce fatras familial que je traîne depuis toujours, en amont et en aval, voilà cette femme (Jeanne ?) qui me tombe dessus, avec son histoire de père qui a participé à la guerre d'Algérie et qui l'avait chargée de visiter le pays, quelques jours avant sa mort. Et la voilà partie à arpenter ce territoire interminable, toute seule, à une époque où la situation sécuritaire commençait à peine à se stabiliser, à une période où l'opacité régnait encore et que tout était flou pour moi, sous le choc de ce qui venait de se passer, de ce que j'avais enduré pendant six ou sept ou huit ans. Elle (Jeanne, c'est son prénom ?) débarque donc à Alger, non pas à l'improviste mais d'une façon inattendue parce que je ne m'attendais pas à ce qu'elle mette vraiment son projet à exécution. Mais ce n'était même pas un projet. Elle était déjà venue l'année précédente, seule, et avait parcouru le pays d'est en ouest, négligeant le sud, le désert et les circuits touristiques parce qu'elle n'avait rien à y faire. Elle m'avait écrit pour me parler de son projet de revisiter longuement le pays, sans me dire pourquoi. Je trouvais cette envie quelque peu loufoque, mais, dès son arrivée à Alger, elle m'expliqua les raisons de ce deuxième voyage. J'en étais abasourdi, ému et irrité.
Je ne pouvais pas refuser de l'aider, parce que son histoire était émouvante, voire dramatique, et surtout à cause de ce satané sens de l'hospitalité dont je traînais encore quelques séquelles mais qui n'était plus qu'un gros mythe qu'il me fallait peut-être cultiver pour sauver la face, exhiber cette générosité fallacieuse ou ce semblant de chauvinisme dont je traînais aussi quelques séquelles qui ne voulaient pas s'effacer. Qui me collaient à la peau parce que j'étais simplement orgueilleux. Comme elle. Sinon qu'est-ce que ça voulait dire de venir à ce moment-là, dans un pays en voie de convalescence, un pays encore fragile, pour renifler les traces d'un père décédé depuis seulement quelques mois et qui y avait fait son service militaire pendant la guerre, quarante, cinquante ans plus tôt.
Revue de presse :
Loin de toute visée édifiante, Rachid Boudjedra, en fi n dialecticien (il qualifie son double romanesque de «communiste raffiné»), reconstitue l'humus composite dans lequel ces vies se sont enracinées. Son grand art c'est de laisser s'écouler les fl ux langagiers et de créer entre eux un effet polyphonique. Le petit et le grand, le proche et le lointain, l'intime et l'universel ici se heurtent et se combinent, produisant d'abord une sensation de brouillage, avant de susciter une impression de formidable totalité. Ce qui se joue au sein de cette famille se révèle finalement comme le parfait écho de ce qui se déroule à une plus grande échelle. Là encore, on ne peut s'empêcher de songer au «timbre poste» faulknérien, capable de contenir un univers entier. Avec ce roman dense, la littérature du Sud nous propose une nouvelle oeuvre de haute portée. (Jean-Claude Lebrun - L'Humanité du 31 mars 2011)
D'autres écrivains se seraient contentés de cette histoire, aussi émouvante qu'édifiante. Pas Rachid Boudjedra qui, dans un étonnant renversement de perspective, s'est saisi de ce fil tendu entre deux rives pour arpenter une fois encore sa mémoire. A travers elle, il revient vers cet humus familial sur lequel ont germé la plupart de ses livres, comme La Répudiation (Denoël, 1967), La Macération (Denoël, 1985) ou, plus près de nous, Les Figuiers de Barbarie (Grasset, 2009) dont Hôtel Saint-Georges offre une variation polyphonique pleine de rage, de meurtrissures. Mais le livre est aussi traversé de beautés fragiles (notamment les descriptions d'Alger), de fulgurances charnelles et poétiques. Impossible d'ailleurs de ne pas penser à Faulkner - auteur que Boudjedra admire, au même titre que Claude Simon - dans ce fatras familial et historique qui se joue des frontières et du temps. (Christine Rousseau - Le Monde du 14 avril 2011)
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