Extrait :
Monsieur Hackett prit à gauche et vit, à quelque distance de là, dans le demi-jour déclinant, son banc. Il semblait occupé. Ce banc, propriété sans doute de la ville, ou du public sans distinction, n'était certes pas à lui, mais pour lui il était à lui. C'était là l'attitude de Monsieur Hackett envers les choses qui lui plaisaient. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, mais pour lui elles étaient à lui. Il savait qu'elles n'étaient pas à lui, parce qu'elles lui plaisaient.
Il s'arrêta et regarda le banc avec plus de soin. Oui, il n'était pas libre. Immobile Monsieur Hackett voyait les choses un peu plus nettement. Sa démarche était une démarche très agitée.
Monsieur Hackett ne savait pas s'il devait avancer ou s'il devait reculer. La voie était libre sur sa droite et sur sa gauche, mais il savait que jamais il n'en tirerait parti. Il savait aussi qu'il ne resterait pas longtemps immobile, son état de santé pour son malheur s'y opposant. Le dilemme était donc d'une extrême simplicité : avancer ou faire demi-tour et s'en retourner, en prenant à droite, par où il était venu. Devait-il, autrement dit, rentrer tout de suite ou devait-il rester dehors un peu plus longtemps ?
Il étendit la main gauche et attrapa le barreau d'une grille. Cela lui permit de cogner sa canne contre le trottoir. Sentir vibrer jusque dans sa paume le bout en caoutchouc l'apaisa, quelque peu.
Mais il n'avait pas atteint le coin qu'il refit demi-tour et, de son pas le meilleur, se hâta vers le banc. Arrivé si près de celui-ci qu'il aurait pu le toucher, s'il l'avait voulu, avec sa canne, il s'arrêta de nouveau et dévisagea les occupants. Il avait le droit, à son humble avis, de se poster là et d'attendre le tram. Eux aussi attendaient peut-être le tram, un tram, car de nombreux trams s'arrêtaient à cet endroit, à la demande, que celle-ci vînt du dedans, ou qu'elle vînt du dehors.
Monsieur Hackett jugea, au bout d'un moment, que s'ils attendaient le tram ils l'attendaient depuis un certain temps déjà. Car la dame tenait le monsieur par les oreilles, et la main du monsieur était sur la cuisse de la dame, et la langue de la dame était dans la bouche du monsieur. Las d'attendre le tram, dit (1) Monsieur Hackett, ils font un brin de connaissance. La dame retirant alors sa langue de la bouche du monsieur celui-ci en profita pour remettre la sienne dans la sienne. Donnant donnant, dit Monsieur Hackett. Faisant un pas en avant, histoire de s'assurer que l'autre main du monsieur ne perdait pas son temps, Monsieur Hackett eut un haut-le-corps en la voyant qui pendait inerte derrière le banc, les trois quarts d'une cigarette éteinte entre les doigts.
Je ne vois pas d'indécence, dit l'agent.
Nous arrivons trop tard, dit Monsieur Hackett, quel dommage.
Vous me prenez pour un imbécile ? dit l'agent.
Monsieur Hackett recula d'un pas, renversa la tête à s'en faire craquer la peau du cou et vit enfin, au loin, penchée rageusement sur lui, la face rouge et violente.
Sergent, s'écria-t-il, Dieu m'est témoin qu'il avait la main dessus.
Dieu est un témoin inassermentable.
Si j'ai interrompu votre ronde, dit Monsieur Hackett, mille excuses. Je l'ai fait avec les meilleures intentions, pour vous, pour moi, pour la communauté tout entière. L'agent répliqua brièvement.
Si vous vous imaginez que je n'ai pas relevé votre numéro, dit Monsieur Hackett, détrompez-vous. J'ai beau être infirme, ma vue est excellente. Monsieur Hackett s'assit sur le banc encore tout chaud des ébats. Bonsoir et merci, dit-il. C'était un vieux banc, bas et usé. La nuque de Monsieur Hackett reposait contre l'unique traverse, au-dessous sa bosse jaillissait sans contrainte, ses pieds frôlaient le sol. Au bout des longs bras déployés ses mains serraient les accoudoirs, la canne accrochée à son cou pendait entre ses jambes.
Ainsi mêlé à l'ombre il regardait passer les derniers trams, oh pas les tout derniers, mais presque, et au ciel, et à la calme surface du canal, les longs ors et verts du soir d'été.
Mais voilà qu'un monsieur venant à passer, une dame à son bras, l'aperçut.
Présentation de l'éditeur :
Lorsqu'il entre au service de monsieur Knott, Watt pénètre dans une demeure où règnent une stricte hiérarchie et une rigoureuse observance des horaires quotidiens. Nouvel arrivant, l'activité culinaire et ménagère de Watt se cantonnera d'abord au rez-de-chaussée où il obéira aux ordres de l'autre serviteur, un nommé Erskine alors promu au service rapproché de M. Knott sis au premier étage. Toute une lignée de serviteurs ont précédé Erskine et Watt, bien d'autres leur succéderont sans doute lorsque, de nouveau venu en nouveau venu, Watt aura pris la place d'Erskine puis achevé le cycle qui lui est imparti.
Ce mécanisme séquentiel n'est pas pour déplaire à Watt qui, dans sa «quête d'une signification», n'aime rien tant qu'avoir recours au déroulement strict d'une réflexion logique. Le moindre événement, une brève rencontre, la contemplation d'un mot, l'observation d'un objet, sont toujours pour lui des «incidents brillants de clarté formelle et au contenu impénétrable». Voilà qui le propulse dans l'exploration exhaustive et la quantification de tous les possibles dont ces faits sont empreints. Il lui faut aller jusqu'à l'extrême limite de la combinatoire : épuiser tous les possibles, toutes les hypothèses envisageables et la probabilité de leurs contraires. Watt nous transporte ainsi constamment entre la réalité et les méandres captivants du monde virtuel qui la côtoie et la prolonge.
Dans Watt Samuel Beckett crée avec humour et ironie un monde débordant de fantaisie loufoque, mais il nous offre aussi une fascinante réflexion sur les limites du langage, les errements de la logique et les frontières de la raison.
Samuel Beckett (1906-1989), prix Nobel de littérature en 1969, a écrit Watt, en anglais, après Murphy et avant Molloy entre février 1941 et décembre 1944.
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