Extrait :
Antoine Ducret
La contenance, histoire d'un concept
Le concept de contenance me semble essentiel dans la théorie analytique des groupes. Pourtant, il n'apparaît qu'assez récemment dans le corpus théorique ; en effet, ni le terme de contenant ni celui de contenance n'existent dans le dictionnaire de Laplanche et Pontalis paru en 1967. En revanche, dans le dictionnaire international de psychanalyse paru en 2002, deux références s'en rapprochent. Il s'agit des concepts de «contenant/contenu» et «d'enveloppes psychiques» élaborés respectivement par W. R. Bion en 1962 et par D. Anzieu en 1976.
Je vais tenter de montrer comment ces concepts sont progressivement apparus dans la littérature analytique, et la façon dont on peut les comprendre dans une brève vignette clinique.
Mais pour commencer, je vais relater une anecdote, rapportée par Chantal Baldacci au colloque de Deauville en octobre 2010.
En 1918, Anna Freud entreprend une analyse avec son père, qui sera interrompue courant 1921. Il semble que Freud ait interrompu cette analyse en raison du peu de résultat bénéfique. Anna reprendra trois ans plus tard une tranche d'analyse avec son père. Inquiet de l'état de sa fille et soucieux d'offrir à Anna une figure féminine bienfaisante, il invite chez lui Lou Andreas-Salomé en espérant qu'elle puisse lui venir en aide là où il estime avoir échoué, c'est-à-dire lui permettre d'avoir un accès plus libre à sa féminité. Freud pense sans doute aux grandes capacités sublimatoires de Lou pour sa fille. Il la connaît depuis une dizaine d'années et elle est une élève fidèle.
Le séjour de Lou chez les Freud est un grand succès, et de cette visite résultera une amitié entre Anna et Lou qui durera jusqu'à la mort de Lou en 1937. Une correspondance intense entre les deux femmes témoigne de cette amitié (433 écrits dont 419 sont conservés).
La relation est, dès la première lettre de Lou, d'une très grande force ; elles se tutoient et Lou signe la lettre d'un «je t'embrasse sur la bouche». Elles se confient qu'elles passent de longues journées à dialoguer avec l'autre en pensée, et Lou propose à Anna de venir la voir à Göttingen où elle vit. Le voyage est retardé pour des problèmes familiaux, et en attendant de voir Lou, Anna lui tricote un chandail - «afin que tu portes toutes mes pensées sur toi» - et lui fait part, au fil des lettres, de l'avancement de ce tricotage et du fait qu'elle y met plein de pensées joyeuses et reconnaissantes, «de sorte que, espérons-le, ce chandail ne fera que te réchauffer et pas te gratter». Lou lui répond alors : «Écoute, ce chandail est inouï. Que tu mettes en oeuvre tant de travail pour moi et que je finisse par me promener en étant totalement vêtue de toi, dans une "enveloppe d'Anna !", comme je te laisserais volontiers me gratter ! J'aime tant la laine qui gratte.»
C'est la première fois, à mon sens, que le terme d'enveloppe apparaît dans la littérature analytique.
Pour en revenir maintenant au thème de ce travail, il faut noter que, bien que d'apparition tardive, cette notion de contenance est déjà présente chez Freud. Il l'évoque à quelques reprises, comme nous allons le voir, mais il ne s'agit pas pour lui d'une question centrale.
En effet, au moment où les psychanalystes s'intéressaient à la névrose, ils n'imaginaient pas que le contenant puisse poser problème. Ils étaient beaucoup plus préoccupés des contenus psychiques et à en analyser les conflits. Ce n'est que plus tard, avec l'analyse d'enfants, de psychotiques, celle des états limites, voire celle des groupes, que la question sera posée. Les analystes découvrent alors que le Moi n'a pas toujours une frontière bien limitée, qu'elle est parfois poreuse et que l'analyse des conflits intrapsychiques au moyen de l'interprétation n'est pas toujours suffisante. Ils se sont donc trouvés confrontés à une nouvelle question, celle de cerner puis de tenter de comprendre ces structures limitantes, enveloppantes et contenantes, car ils se heurtaient à leurs défaillances.
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Présentation de l'éditeur :
Contenance et créativité sont des notions mal formalisées dans la théorie classique de la psychanalyse. Dissociées de la pulsionnalité et des conflits psychiques internes, elles ont tôt fait de devenir des concepts «passe-partout» qui justifient les pratiques les plus variées, comme ce fut le cas de «l'objet transitionnel». De la contenance à la contention, voire à l'enfermement, de la créativité aux mouvements dits d'«épanouissement personnel», les dérives peuvent conduire à des expériences groupales qui n'ont rien de thérapeutique.
Cet ouvrage propose une reprise conceptuelle de ces notions que les cliniciens considèrent comme des valeurs consubstantielles du lien groupal. Dans l'espace du groupe, où l'intra et l'intersujectif sont mis en tension, la créativité des patients et du thérapeute, leurs capacités respectives de contenance vont être fortement sollicitées et former l'essentiel du travail thérapeutique afin de soutenir le processus de symbolisation.
Les auteurs, tous spécialistes reconnus dans leur domaine, prennent soin de préciser les limites théorico-cliniques des outils qu'ils mettent en oeuvre pour activer ces processus dans le travail qu'ils mènent avec le groupe familial, le groupe en institution de soins ou les psychothérapies de groupe dans les lieux habituels de consultations. Ils rendent compte de cette clinique en mouvement qui demande une grande créativité conceptuelle et clinique.
Jean-Bernard Chapelier est psychologue, psychanalyste, maître de conférences en psychologie clinique et psychopathologie, université de Poitiers.
Didier Roffat est psychologue clinicien, psychothérapeute, Lyon.
Co-Auteurs : Elisabeth ABDOUCHELI-DEJOURS - Hervé CHAPELLIERE - Bernard CHOUVIER - Antoine DUCRET - Jean-Robert FAVIER - Alain FERRANT - Evelyn GRANJON - Claudine JUPTNER - Nadia KACHA - Pierrette LAURENT - Jean-Jacques PONCELET - Régis RODRIGUEZ - Claudine VACHERET - Béatrice WALDNER -
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