Extrait :
Octobre 1919
L'orage avait éclaté au moment où Toussaint Gabriel traversait l'Arve à la tombée du soir, laissant derrière lui le village de Bonneville, et, à présent, il pénétrait dans Ayze. La pluie, de même qu'un vent frais du nord-est, l'accompagnait depuis qu'il était descendu du car de La Roche-sur-Foron. Une méchante pluie d'automne, froide, et dont les grains s'enfonçaient dans ses épaules comme des clous de charpentier.
Son sac de cuir en bandoulière, il dépassa la mairie, l'église, puis, à la sortie du village, il obliqua dans une petite rue débouchant sur un chemin de terre dont l'entrée était précédée d'un mince panneau indicateur. Une ligne verte, épaisse, moussue, courait le long de la pancarte, telle une grosse chenille paresseuse. L'inscription était à demi effacée : «L. G.and. Co.be» La Grande Combe ! L'oncle Antoine n'avait toujours pas remplacé le panneau dont le bois, écorné aux angles, commençait à pourrir.
Rentrant la tête dans les épaules, Toussaint s'engagea sur le sentier. La pluie et le vent redoublaient et il dut lutter contre eux pendant une bonne vingtaine de minutes avant de parvenir sur le plateau où se dressait le vieux chalet dont la façade bleuie au sulfate de cuivre luisait faiblement.
Ses brodequins s'enfonçaient dans la terre imbibée, écrasant les cailloux qui, par temps sec, eussent crissé sous ses semelles. Longtemps pourtant, il avait imaginé qu'il reviendrait chez lui par une belle journée de soleil, l'une de ces journées où les montagnes émergent dès le petit matin d'une brume chaude et complice. Longtemps, il avait cru qu'il aurait envie de courir à perdre haleine à ce moment-là, de traverser ses vignes en tous sens, de s'allonger à même le sol, d'en respirer les parfums. Au lieu de cela, il progressait lentement, de ce même pas lourd que connaissent bien les guides lorsqu'ils peinent à la montée.
Il ne levait pas la tête. Il fixait le chemin dans l'obscurité, attentif à ne pas glisser ou se tordre une cheville.
Et peu à peu cependant, tout lui revenait : l'odeur de la terre mouillée, des raisins mûrs, le gémissement du vent descendu des montagnes, la verdeur des alpages, l'aboiement des chiens et le remuement des bêtes à l'étable, l'épaisseur de la nuit, et cette pureté... Oh mon Dieu !... Cette pureté qui contrastait si violemment avec l'obscurité sale et peureuse des nuits de tranchée.
Enfin, la masse trapue du chalet se détacha sur le bleu de la nuit. Toussaint, cette fois, sentit sa gorge se serrer. Il s'arrêta un moment pour la contempler. Relevant la tête, son visage reçut une gifle glacée. La pluie continuait de tomber avec une obstination paisible. Inutile de s'attarder. La clé devait être accrochée sous l'appentis, derrière le cellier.
Il la trouva en tâtonnant et l'introduisit dans la serrure.
Un mot de l'auteur :
A l'origine, il y a la montagne : celle des pays de Savoie. Une région que j'aime et que j'ai découverte, enfant, avec émerveillement. J'avais toujours eu envie d'y situer l'un de mes romans. L'histoire de cet homme qui, après la terrible guerre de 1914-1918, revient au pays pour reprendre la vigne familiale et trouver enfin la paix s'est donc naturellement imposée à moi.
Toussaint Gabriel est un homme blessé et qui entend bien se reconstruire auprès de sa femme et de son fils. Mais rien ne se passera comme il l'aurait souhaité. Les ombres d'un passé méconnu, une quête d'identité, l'amour de sa terre d'origine, se dessinent en arrière-plan de ce roman qui est avant tout celui d'un homme solitaire à la recherche d'un bonheur sans cesse fragile, sans cesse fuyant, mais qu'il finira par entrevoir. Une aspiration qui nous est commune, à vous... comme à moi.
Eric Le Nabour
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