Extrait :
Le port du casque est indispensable quand on fait du vélo. Le casque doit bien tenir en place. La mentonnière doit être serrée comme il faut. Et l'attache soumise à vérification. Quelques faits : l'an dernier il y a eu 11 accidents de vélo en Islande, 371 en France et 97 en Angleterre. Je ne connais pas les données pour la Hollande, mais si j'avais roulé à vélo sur ce plat pays, je me serais épargné une tragédie.
On ne saurait en dire autant pour mon pays d'origine. Rien n'aurait pu me préparer à ça. Pas même le casque que je mis lors de mon périple infernal entre le mont Barouk et Beyrouth : une route éreintante longue de 71 kilomètres, bordée d'un côté par des cèdres et de l'autre par des moutons énervés. On croise peu de vélos par ici. Le principal moyen de locomotion demeure la Mercedes 240D, avec tout juste derrière la frêle Fiat. Les voitures passent devant les moutons laineux à tombeau ouvert, leurs roues écrasant au passage les lézards impassibles qui rôtissent au soleil l'été. Peu importe. Je voulais que ce trajet soit une épreuve, un hajj. En Occident, on appelle ça un pèlerinage.
Je vous tairai les macabres détails de mon opération, sinon pour vous dire que le boucher qui me plongea dans ma catalepsie m'a prélevé une tranche de matière grise tel un virtuose du couteau sur le point de servir un tournedos. Je passe désormais mes journées dans un lit. Mon crâne est rasé et poli. Mes bras et mes jambes sont irrités et mon visage, qui est en temps normal d'un brun foncé, a viré au bleu pommelé. Mon haleine sent le plat de lentilles fermentées. Ma corpulente carrure a été réduite à l'état de pita, ce pain rond dont je me bâfrais quand j'étais petit. Mon régime est plus draconien que tous ceux que j'ai suivis. On me nourrit vingt-quatre heures sur vingt-quatre, par intraveineuse. Le matin, l'infirmière vérifie la trachéotomie. À midi, les spectateurs déboulent : des visages aigres et doux venus du monde entier ; amis, parents, toujours plus. Un brouet de compassion. C'est la partie la moins appétissante de la journée car aucun d'eux ne peut imaginer que, dans le cachot de ma tête, je peux en fait les voir et entendre tout ce qu'ils disent. Ils sont loin de se douter que des pensées on ne peut plus lucides fusent toujours dans ma tête à une vitesse inégalée, et ne connaissent de répit que pendant mon sommeil. Vu de l'extérieur, j'ai l'air froid et composé : incapable de remuer la langue ou le cou, ou, d'ailleurs, toute autre partie de mon anatomie. Pas même mon auriculaire pourtant d'ordinaire si soumis. Et cependant, chaque après-midi, quand Ghaemi Basmati se glisse dans ma chambre, les battements de mon coeur s'accélèrent. Avant même de comploter, nos destins fusionnaient tel du lierre.
Présentation de l'éditeur :
«La route qui mène au terrorisme commence en général par une pincée d'aliénation ; un peu d'ennui. Un conseil à ceux qui souhaitent éviter cet état, augmentez votre dose de miel. Prenez-en avec une tasse d'Earl Grey pour faire passer les miettes prosaïques. Selon votre goût, vous opterez pour un gramme de gelée royale : le palliatif préféré de la monarchie de la région. À l'abri dans sa ruche, c'est le miel dont se repaît la reine abeille. Si c'est assez bon pour une reine, ça devrait contenter un crétin.»
Chargé de livrer une bombe, le narrateur pense à sa mission, et ses réflexions sur la gastronomie et l'amour nous font entrevoir sa personnalité. Un amoureux de la bonne chère peut-il souscrire à la violence politique ?
Viken Berberian est né à Beyrouth et a grandi à Los Angeles. Durant quelques années, il a partagé son temps entre New York, Marseille et Paris avant de se fixer à Yerevan, en Arménie. Il a écrit pour le New York Times, le Financial Times et le Los Angeles Times et a publié son premier roman, The Cyclist (Simon & Schuster), qui était encore inédit, en 2002. Son second roman, Das Kapital (Simon & Schuster 2007), écrit en partie à Marseille et publié par Gallmeister en 2009 en France, a reçu un accueil enthousiaste des deux côtés de l'Atlantique. Sa nouvelle La République consolidée de nulle part a été publiée dans le n° 17 de la revue Inculte.
«Un superbe premier roman, tout au long duquel Berberian nous dévoile peu à peu, avec pertinence et humour, un territoire jusqu'alors inexploré. Un voyage appétissant pour nos sens, qui remet aussi en question notre sensibilité.»
The Boston Globe
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