Extrait :
Bleu très haut. Simplement bleu. Totalement bleu. Verts en deux touches : émeraude sourde le long de la rivière, céladon clair dans les prés caressés de lumière. Il est des lieux et des moments où le temps semble s'arrêter sur les couleurs qui composent le bonheur.
L'homme progressait, lèvres serrées. Insensible. Incapable de s'émerveiller à la vue de cette nature en deux teintes, les yeux et l'esprit entièrement occupés par ses projets et ses réflexions.
Il avait passé la nuit à l'hôtel des Voyageurs, dormi jusqu'au matin sans s'éveiller un seul instant, ce qui ne lui arrivait jamais à Paris, où les heures d'insomnie l'épuisaient. Mais, il s'était levé de mauvaise humeur, en constatant qu'il n'y avait pas de téléphone dans la chambre et qu'il lui était donc impossible de faire monter son petit-déjeuner.
Au bar, des buveurs matinaux l'avaient observé, en descendant leur blanc, et il craignait qu'ils se fussent demandé pourquoi il se trouvait dans leur bourg reculé du Massif central, peu habitué au séjour de touristes en dehors du plein été.
Sortir du village exposait aussi aux regards. Il lui avait fallu traverser la grand-place de Pradelles-le-Château, parcourir une rue étroite qui se transformait ensuite en une route déserte, sur laquelle on ne pouvait que trop remarquer la présence d'un étranger, pendant un kilomètre au moins.
Lorsque, au terme de cette distance qui lui avait semblé démesurée, un virage en épingle à cheveux avait ployé la chaussée contre le versant opposé, sa respiration s'était enfin libérée. Il s'était enfoncé dans un sentier conduisant vers le cours d'eau, coulant en contrebas. Assez pour qu'on ne le vît plus, mais dans un endroit d'où il distinguait encore parfaitement chaque détail du paysage.
L'homme se jugea satisfait : il avait bien cerné les choses au cours d'une première visite rapide, quelques mois plus tôt. Ce serait de ce gros village aux prétentions de bourgade que tout serait organisé. Il regretta la rusticité de l'hôtel, mais cet inconfort revêtait-il de l'importance ? Lui s'accommodait de tout et, quand ses amis de Paris viendraient, ils verraient bien !
La marche le long de la rivière se révélait pénible. Tantôt le sentier longeait l'eau et se mouillait dans des flaques luisantes, héritées des pluies ou de légers débordements anciens ; tantôt il partait à l'assaut de méchants rochers ou de broussailles impénétrables.
Des branches flagellaient le visage de l'intrus. Les tiges bleutées des jeunes saules filaient entre ses doigts, quand il les saisissait pour assurer son avancée. On eût dit que ses intentions secrètes étaient percées à jour et que la végétation, stimulée par une abondante montée de sève, se défendait contre un danger à venir, rejetant cette forme humaine qui tentait de s'insinuer dans la vallée, d'y prendre pied subrepticement.
Biographie de l'auteur :
Roger Béteille est l'auteur d'une oeuvre romanesque importante, fortement enraciné en Rouergue, tantôt intimiste, tantôt fendue par une intrigue puissante, par une saga personnelle ou familiale. Sa grande puissance stylistique lui a valu de nombreux prix littéraires.
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